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Référence
Véronique Dassié, Virginie Valentin, « Recherches éprouvées : les sciences sociales mises à l’épreuve des émotions ? », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2015. URL : http://www.influxus.eu/article1029.html - Consulté le 21 novembre 2024.
Le chercheur face aux émotions
Recherches éprouvées : les sciences sociales mises à l’épreuve des émotions ?
par
,Résumé
Après être longtemps restée la part obscure et inavouable des terrains de recherche, la question des émotions ou affects fait aujourd’hui un retour en force dans les réflexions proposées par les sciences sociales. Objet central de la psychologie et de la psychanalyse, elle s’est progressivement propagée à l’ensemble des sciences sociales et est devenue une des modalités d’accès à la compréhension de la vie sociale et des cultures. Le recours à la terminologie des émotions se décline désormais de multiples façons. Il peut concerner tour à tour le ressenti du chercheur, et l’émotion est alors analysée pour sa portée épistémologique, ou être pris comme une donnée de la vie sociale qui se manifeste sur le terrain, le chercheur, s’en tenant alors distance. Les approches pragmatistes offrent la possibilité d’une réconciliation entre ces deux perspectives. Elles permettent de saisir le dispositif émotionnel comme un tout qui renvoie à la mise en œuvre du social auquel prend part le chercheur. Ce numéro revient donc sur la manière dont les chercheurs d’horizon disciplinaires différents traitent aujourd’hui de la question des émotions.Abstract
The question of the feelings or affects remained for a long time the dark and secret part of the grounds of researches but it makes a strong comeback in the reflections proposed by the social sciences nowaday. As a central object of the psychology and of the psychoanalyse, it gradually propagated to the set of the social sciences and became one of the modalities to have access to the understanding of the social life and cultures. Using the terminology of the feelings comes on of multiple manners. It concerns alternately the felt of the researcher, and the emotion is then analyzed for its epistemological reach, or be taken as a datum of the social life which reveals to the researcher, how social life and cultures comes up. The pragmatic approaches offer the possibility of a reconciliation between these two perspectives. They allow to seize the emotional system to reach the implementation of the social life in which takes part the researcher. This issue thus returns on the way the different disciplines deal with the question of the feelings today.En 1921, Marcel Mauss, dont on sait combien il a été un précurseur dans de nombreux champs socio-anthropologiques, rédigeait « L’expression obligatoire des sentiments », premier article en science sociale faisant état de la dimension sociale des émotions et de la ritualisation des usages du corps qui y sont liées. L’anthropologue invitait à voir les sentiments comme « non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite » (Mauss 1968, p. 81). Ce parti-pris allait alors à l’encontre des perspectives freudiennes selon lesquelles « les résidus d’expériences émotives » (Freud 1966, p. 15) constitueraient un ressort fondamental de la vie psychique et par conséquent une voie d’accès à la compréhension du comportement individuel. Dès 1909, Freud avait en effet établi un lien de causalité entre les désordres psycho-physiologiques et les événements qui marquent l’histoire personnelle d’une empreinte affective [1]. Les réflexions de Mauss n’ont toutefois eu que peu de prolongements durant cette première moitié du XXe siècle. Il fallut attendre les années 1950 pour que les émotions refassent peu à peu surface dans les questionnements des sciences sociales avant de conduire à l’explosion éditoriale que l’on voit aujourd’hui.
Les émotions sont pourtant au cœur de toute rencontre avec autrui et le principe d’enquête de terrain proposé par l’ethnologie y a d’emblée confrontée les chercheurs en posture d’observation des autres. Dans son journal de bord, Malinowski a ainsi dès les années 1920 rendu compte de son empathie mais aussi du dégoût et des angoisses ressentis lors de son séjour auprès des Trobriandais. La publication posthume de ce témoignage (Malinowski, 1967) a néanmoins causé la stupeur de la communauté scientifique. Rendre publique les émotions du chercheur ne va donc pas plus de soi que la prise en compte de celles des autres. Lévi-Strauss raconte d’ailleurs avoir mis longtemps avant de pouvoir se résoudre à cette forme d’introspection à propos de la publication de Tristes Tropiques, livre hybride entre l’autobiographie et l’ethnographie : « Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. » (Lévi-Strauss, 1955, p. 9) La publication de ces témoignages intimes pose la question de la prise en compte de la subjectivité du chercheur et de l’impureté que les émotions semblent faire subir à la science, relançant ainsi le débat sur la conception même de la discipline et de la définition des « Sciences humaines et sociales ».
Pour autant, il semble paradoxalement tout aussi difficile de mettre les émotions complètement à l’écart des réflexions sur l’être humain en société. Françoise Héritier remarque ainsi à propos de Claude Lévi-Strauss que la question des affects n’était pas totalement étrangère à son anthropologie structurale. L’anthropologue pensait en effet la structure du social de manière globale, sans dichotomie entre le sensible et l’intelligible (Héritier, 2014, p. 353). D’autre part, le rite est un domaine privilégié de l’expression sociale des émotions qui a pour but la capture des sentiments et leur canalisation : le sociologue Maurice Halbwachs en particulier a insisté sur la dimension du rite comme mise en forme des émotions (Halbwachs, 1972). Si cette dimension a largement été étudiée par les anthropologues, les autres aspects émotionnels de la vie psycho-sociale n’avaient pourtant pas de place dans les travaux en sciences sociales.
La redécouverte des émotions par les sciences sociales
Longtemps cantonnées aux marges des analyses, les émotions tendent néanmoins à occuper désormais le devant de la scène. Cette appétence nouvelle à l’égard des émotions et l’élargissement disciplinaire qui l’accompagne ont également de quoi surprendre. À l’aube du XXIe siècle, c’est en effet l’inflation éditoriale des travaux menés en sciences sociales sur les émotions que l’on constate. Depuis les années 1980 cette réflexion déborde qui plus est largement le champ de la psychologie qui était la seule discipline à s’y intéresser jusque-là.
De l’anthropologie aux sciences politiques, en passant par la sociologie, la géographie, l’économie ou l’histoire, l’ensemble des sciences sociales semble découvrir les émotions. Avec elles, les sentiments, les sensibilités, les passions mais aussi les attachements et l’affection s’invitent dans les réflexions sur l’homme en société, tendant à suggérer des modes spécifiques d’entrer en relation avec le monde extérieur.
L’emploi de ces termes souffre cependant de l’évidence de leurs usages communs et conduit à des quiproquos qui amènent bien souvent à une relative confusion des débats. Pour ne prendre que l’exemple de l’anthropologie, la notion de passion sous les plumes de David Le Breton et de Christian Bromberger oriente le lecteur vers des perspectives très différentes : pour le premier, le terme de passion recouvre ainsi l’ensemble des états ou phénomènes affectifs individuels, - émotions, sentiments, perceptions sensorielles -, appréhendés comme « la conséquence intime, à la première personne, d’un apprentissage social et d’une identification aux autres qui nourrissent sa sociabilité » (Le Breton, 1998 , p. 136) alors que pour le second, la passion traduit une forme de relation excessive à une pratique, des engouements qui « s’exercent dans la solitude […] ou dans l’effervescence collective » (Bromberger, 1998, p. 31) à l’instar de celui des bricoleurs, des amoureux de l’orthographe ou encore des supporters de football.
La focale d’analyse peut également partir de manifestations très diverses puisqu’il peut aussi bien être question de grands bouleversements collectifs (Morin, 1969) que de pratiques du quotidien (Bromberger, 1998). Dans le premier cas, la rumeur nourrit l’émotion sur la scène publique et apparaît être l’indice d’une situation de crise profonde qui agite l’ensemble du corps social. Dans le second, c’est la passion individuelle qui apporte un éclairage sur les ressorts d’engouements partagés, révélateurs de nouvelles formes de liens sociaux. Outre leur voyage à travers des ontologies multiples (le social, le physiologique, le génétique, le philosophique), tous ces termes sont donc traduits de manières différentes et parfois concurrentes pour rendre compte de réalités sociales très diverses, cela au profit d’un flou qui permet il est vrai au chercheur de s’adapter à la langue de ses interlocuteurs et, peut-être, d’élargir son audience à peu de frais.
Certes, le déplacement de l’héritage psychanalytique vers l’ensemble des sciences humaines pour saisir la genèse de l’être culturel, que ce soit dans une perspective culturaliste (Mead, 1961) ou constructiviste (Rosaldo, 1980), a invité à repenser l’articulation individu-collectif devenue un enjeu crucial des sociétés contemporaines. Il n’est donc pas anodin que les émotions qui se manifestent dans la vie sociale soient devenues une des entrées privilégiées pour rendre compte des modes d’engagement actuels. Mais si les émotions se déploient de manière visible dans la réalité que tentent d’appréhender les chercheurs, elles ont aussi des effets sur la perception même de cette réalité et la manière d’en rendre compte. C’est d’ailleurs en raison de leur aptitude à déformer le réel qu’elles ont été longtemps laissées de côté, mises à l’écart voire niées par les scientifiques au nom des principes de neutralité et d’objectivité. De Platon à Durkheim, une même invitation à la méfiance à leur égard s’est ainsi propagée au fil des siècles, les émotions étant suspectes de contrecarrer la raison. De la passion, « emprisonnement » de l’âme (Platon, 1965, p. 137), aux « illusions des sens » qui s’interposent entre la réalité et son observateur (Durkheim,1988, p. 109), s’est établi un principe de mise à distance nécessaire des émotions pour pouvoir prétendre accéder à la vérité du social.
L’émotion comme principe heuristique
La défiance vis-à-vis des émotions a toutefois peut-être contribué à établir une sorte de fossé entre des approches qui prennent en compte les émotions comme une des données de la réalité offerte au regard de l’observateur, et une tendance qui prône la prise en compte des affects du chercheur. Il s’en dégage trois types d’approches différentes.
La première tendance est celle qui rencontre aujourd’hui la plus large audience dans la sphère scientifique, Citton et Lordon s’interrogeant même sur « un devenir spinoziste des sciences sociales » (Citton et Lordon, 2008, p. 1). Dans son Ethique, le philosophe a en effet envisagé les « affections (affectiones) du corps qui augmentent ou diminuent, aident (augetur) ou contrarient (cœrcitur) la puissance d’agir de ce corps » (Spinoza, 1988). Cette définition a ouvert la porte à une lecture de l’agir comme réaction orchestrée par les affects. Les concepts d’affectus et de conatus proposés par Spinoza connaissent ainsi depuis une dizaine d’années un intérêt croissant dans les sciences sociales. L’ouvrage collectif Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects (2008) qui réunit notamment les articles de Christian Lazerri discutant les liens entre les théories Spinoziste et bourdieusienne, de Philippe Zafarian sur le pouvoir d’agir et la philosophie spinoziste ou encore Antonio Négri qui propose une sociologie des affects, témoigne de ce dynamisme. La proposition d’une anthropologie « modale », qui rendrait compte « du caractère ductile et flexible de l’expérience sensible » (Laplantine, 2005, p. 187), s’inscrit par exemple dans cette voie. Les succès éditoriaux du neurologue Antonio Damasio (2003), ont largement contribué à faire entendre l’idée selon laquelle l’ensemble des conduites humaines pourrait être appréhendé en tant que réponse émotionnelle. Cette proposition s’inscrit néanmoins en rupture avec l’idée wébérienne d’action « affectuelle » (Weber, 1995, pp. 55-57) qui concerne des réactions incontrôlées pour ainsi dire instinctives et que le sociologue oppose aux activités rationnelles mises en œuvre pour atteindre un objectif. Quelques soient leur divergences, ces orientations invitent à faire de l’individu, de son corps voire de son cerveau, le point de départ de l’action humaine. Dans cette perspective, la question de l’émotion esthétique étudiée par le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (2008) est un domaine fécond et déjà relativement balisé de la socio-anthropologie (Leroi-Gourhan, 1964 ; Nahoume-Grappe & Vincent, 2004 ; Fleury, 2007 Leveratto, 2006).
Mais l’émotion peut aussi être appréhendée indépendamment des individus. L’étude des mouvements collectifs a conduit certains à envisager des groupes comme des entités dotées d’une aptitude à l’émotion indépendante des sensibilités individuelles. Si la théorie des foules proposée à la fin du XIXe siècle par Gustave Le Bon est rarement mentionnée du fait du manque de rigueur scientifique et de l’idéologie antidémocratique reprochés à ses travaux, la proposition selon laquelle « des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique » (Le Bon, 1895, p. 12) est implicite dans bon nombre de travaux récents menés sur les mobilisations collectives.
Une troisième tendance tend à analyser les liens entre individu et fait social et met en évidence la place qu’occupent les émotions précisément dans ce lien. Dans son article « Psychologie des masses et analyse du moi » (Freud, 1991) qu’il considérait comme une incursion dans la psychologie sociale et où il s’appuyait en partie sur les thèses de Le Bon, Freud rappelait la dimension libidinale et affective de la liaison entre les individus au sein des groupes et faisait l’hypothèse d’un lien par le sentiment amoureux. Il souligne que ce sentiment d’amour limite l’amour narcissique et qu’en cela, il est facteur de culture. Dans une perspective peu éloignée, Norbert Elias qui a fondé sa théorie du processus de civilisation sur le principe de montée en puissance du contrôle des émotions, s’intéresse dans La société des individus (1991) à la question de l’équilibre entre l’individu et la société. Il insiste sur le fait que le lien affectif relie l’individu aux groupes sociaux participant ainsi aux différents aspects de son « habitus social » (1991, pp. 276-278) et déplore que, paradoxalement, l’individualisme impose « de lourds renoncements à l’individu ». On voit donc à travers les perspectives ouvertes par ces penseurs que les émotions ne sauraient être évacuées d’une réflexion d’ampleur sur le fait social.
La réconciliation pragmatiste
À la croisée de ces multiples perspectives, le courant pragmatiste a en quelque sorte encouragé la réconciliation des émotions avec la raison. Dans le sillage des réflexions de John Dewey sur la mise à profit de l’expérience dans l’apprentissage à la fin du XIXe siècle, l’invitation au pragmatisme propose en effet aujourd’hui de répondre aux « dilemmes de l’action collective » (Cefaï, 2009, p. 146), à savoir de saisir la complexité des circonstances qui interviennent en prélude à l’action. Dès lors, l’émotion peut être prise en compte comme une « donnée empirique des plus tangibles » (Traïni, 2011, p. 70) qui ne se manifeste pas au détriment d’une mécanique rationnelle de l’action collective mais y est au contraire intimement associée, constituant une ressource parmi d’autres dans les dispositifs de sensibilisation. L’émotion retrouve ainsi une place essentielle dans l’explication des mouvements sociaux. Cette convergence n’est toutefois pas le seul fait des lectures proposées par les sciences sociales. Elle est aussi profondément inscrite dans la sémantique du mouvement et de l’émotion. Comme le rappelle Fabre, l’émotion et le mouvement partagent en effet une étymologie commune qui justifie un tel rapprochement : dans son acception classique, l’émotion est liée « à la mise en mouvement collective, à la mobilisation voire à l’émeute » (2013, p. 86). La « manifestation d’effervescence collective » (Clavairolle, 2013, p. 314) devient ainsi preuve de l’émotion elle-même. C’est donc là qu’est posée la question de la perception de l’émotion par le chercheur. Sa propre sensibilité se trouve en effet largement mise à l’épreuve quand il rend compte de tels phénomènes.
Les approches épistémologiques ont favorisé à une introspection de ce type, au profit d’un décryptage de la mécanique de recherche. À la charnière entre psychanalyse et anthropologie, les travaux de Georges Devereux (1980) ont ouvert la voie d’une réflexion sur la place des émotions dans le processus de recherche et d’écriture. Dans ses travaux, l’angoisse intervient comme instrument de connaissance dans la mesure où la présence de l’observateur introduit une perturbation qui déforme la réalité dont il souhaite rendre compte. Appliqué aux sciences sociales, ce principe d’incertitude énoncé par Heisenberg en 1927 à propos de la physique quantique, est source d’angoisse pour le chercheur. D’où la nécessité pour s’en abstraire, de réintégrer l’observateur dans le champ de l’observation et de saisir non seulement ses incidences sur le terrain mais aussi la manière dont lui-même est utilisé par ses informateurs. Dans le cadre de réflexions épistémologiques, certains chercheurs ont ainsi accordé une plus large attention aux émotions dans leur démarche, pouvant mener à des introspections et réflexions très personnelles sur le statut de chercheur et de son/ses interlocuteur(s). Le compte rendu de Crapanzano (1980) et de son interlocuteur Tuhami n’est qu’un exemple de l’idée d’une co-construction des savoirs qui en découle. Dans les années 1990, les questionnements d’ordre méthodologique et épistémologique, ont d’ailleurs conduit certains chercheurs à remettre en question la pertinence méthodologique d’une anthropologie des émotions (Crapanzano, 1994) ou à évoquer au contraire une rupture épistémologique à travers l’idée de « tournant affectif » (Clough, 2008). Cefaï fait quant à lui le vœux d’une « réhabilitation de l’expérience incarnée de l’enquêteur » (Cefaï, 2010, p. 7). Si l’ethnographe ne pose pas l’émotion comme condition de l’engagement ethnographique, il souligne l’importance des épreuves et des prises de position dans l’enquête, expériences peu compatibles avec l’indifférence. Saisir l’émotion ne va pour autant pas de soi, et c’est donc au prix d’un travail réflexif qui appelle paradoxalement leur désincarnation, comme le souligne Bernard (2007, p. 110) qu’elle peut acquérir une portée épistémologique. La situation d’enquête elle-même peut ainsi être prise comme une « caisse de résonnances affectives » (Dassié, 2010, p. 53) que l’ethnographe va s’attacher à décrypter a posteriori. Entre le parti-pris de prendre en compte les émotions qui se manifestent dans une réalité sociale sous diverses formes et les questions d’ordre épistémologique, c’est donc toute la question des émotions du chercheur qui se trouve prise en étau. Alors qu’il est confronté à bon nombre de réactions dont la portée émotionnelle est indéniable, quid de son propre ressenti et de sa subjectivité dans l’analyse ?
De ce point de vue, les approches pragmatiques offrent à l’anthropologie de nouvelles perspectives dans la prise en compte des émotions. En se saisissant de l’expérience, elles ont en effet pour projet d’atteindre au plus près le vécu des individus dans de nombreux domaines, l’ethnologue se trouvant impliqué dans les situations dont il rend compte. Tornatore (2007) et Heinich (2012) s’intéressent par exemple aux émotions et aux valeurs auxquelles les acteurs se réfèrent au cours des actions relatives au patrimoine. Hennion (2004), quant à lui, scrute ainsi les pratiques et attachements des amateurs et passionnés de la musique. Thévenot (1996) compare les conditions d’attachement et d’engagement vis à vis de l’environnement ; Milton (2002) étudie l’importance et les modes de convocation des émotions chez les écologistes et les protecteurs de la nature et Dassié (2010) leurs déclinaisons dans le registre de l’intime, telles qu’elles se déploient dans la vie sociale et à travers la situation d’enquête. Navaro-Yashin (2009) quant à elle capte le ressenti des Chypriotes Turcs qui vivent avec les objets abandonnés par les Chypriotes grecs après la guerre de 1974. Pour autant, l’explicitation de la part émotionnelle du travail de recherche reste balbutiante, coincée pour ainsi dire entre un dévoilement du ressenti personnel, suspect d’exhibitionnisme, et le récit d’anecdotes jugées hors propos et qui entachent la crédibilité scientifique. Car si les émotions ont peu été prises en compte dans le cadre de la pratique ethnographique c’est donc aussi parce qu’elles se situent à la limite de la scientificité demandant parfois au chercheur de modifier le cadre de son enquête. C’est justement en tant qu’invitation à repenser le cadre de l’enquête et de mise à l’épreuve qu’est née l’idée de ce dossier.
Ce numéro d’Influxus propose en effet de revenir sur la portée heuristique des émotions au regard d’une analyse des situations où elles se révèlent. Cette idée fait suite à l’organisation d’un atelier lors du congrès de l’association Européenne des Anthropologues sociaux qui s’est tenu en juillet 2012 à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Les réponses à l’appel lancé par Véronique Dassié et Manon Istasse intitulé « Quelles perspectives pour une anthropologie des émotions ? » avait alors mis en évidence trois enjeux liés à leur prise en compte : le foisonnement des approches auxquelles elles donnent lieu, la difficulté à en rendre compte dans la production scientifique et enfin l’entre-deux disciplinaire qu’elles interrogent. D’où le choix d’ouvrir le questionnement au-delà de la seule anthropologie pour ce numéro. Par cette mise à l’épreuve des frontières disciplinaires, il s’agit d’œuvrer dans le sens d’une mise en perspective les fondements des théories, et de questionner les croisements scientifiques, projet cher à la revue Influxus. Que font les émotions au travail de recherche ? En tant que composantes de la recherche, comment le chercheur les prend-il en compte, qu’en fait-il et de quelles manières en rend-il compte ? Comment lui sont-elles adressées ?
Des preuves à l’épreuve des émotions
Les réponses proposées par les auteurs, anthropologues, psychologues ou historiens n’ont bien sûr pas prétention à l’exhaustivité. Elles permettent néanmoins d’ouvrir la porte de ce qui apparaît, soulignons-le, comme le « refoulé » des sciences sociales en rendant compte de la diversité des expériences de recherche. À travers ces rendus d’expériences contrastées, il s’agit de repenser le cadre d’analyse du chercheur en sciences sociales. Dans cette optique, ce numéro rassemble des articles qui décrivent l’émotion dans le cadre de l’intime, tant du point de vue du chercheur que des interlocuteurs qu’il rencontre sur le terrain. Les émotions y sont donc considérées non comme le terme explicatif d’un dispositif social ou culturel mais comme les données offertes au regard du chercheur qui analyse les conditions de leur mise en œuvre sur le terrain.
Héritiers des traditions succinctement retracées précédemment, force est de constater la tendance forte à une partition entre deux types de réponses : soit il est question des émotions captées par le chercheur sur son terrain, soit ce sont celles ressenties par le chercheur lui-même qui posent question. Il semble difficile, voire impossible de rendre compte de l’interaction émotionnelle entre émotions captés chez l’autre et émotions ressenties par soi, confrontation qui reste donc le plus souvent de l’ordre de l’implicite, ce qui pose la question de leur articulation. Ce partage opère généralement au profit d’une restitution des enjeux liés à une pratique quand l’analyse porte sur des émotions perçues et d’une approche épistémologique quand il est question des émotions éprouvées par le chercheur. De ce point de vue, l’article de Patrick Laviolette fait exception dans ce numéro puisque l’auteur appréhende la pratique des sports à risque à travers son propre ressenti.
La première partie de ce dossier porte donc sur la question des émotions ressenties par le chercheur lorsqu’il mène ses enquêtes de terrain. C’est donc dans la voie de l’auto-ethnographie que se glissent les auteurs. Ouverte dans le sillage de la pratique de l’observation participante chère aux ethnologues et des approches réflexives (Geertz, 1973), cette voie a pris son essor dans les années 1980 autour d’approches telles que celles de Favret-Saada (1977 ; 1990), Marcus et Fischer (1986) ou Denzin (1989). Ellis, Adams et Bochner (2010) ont montré que ce type d’approche peut aujourd’hui prendre des formes très diverses. Si des émotions s’immiscent et affleurent dans ces expériences, elles restent néanmoins rarement analysées en tant que telles et en tant qu’élément à part entière du dispositif réflexif. Les travaux qui suivent présentent l’intérêt d’en faire l’objet central de la réflexion.
En passant d’un terrain à l’autre, et, ce faisant, d’une posture d’observation participante à une participation observante, Sépideh Parsapajouh propose une réflexion sur l’ethnographie du proche, du semblable et sur les difficultés du chercheur devant cette familiarité qui apparaît parfois comme un court-circuitage de l’accès à l’autre. Cet impossible accès à la vérité de l’autre, que ne saurait voir et encore moins avouer l’ethnographe découvrant un monde totalement étranger, devient visible à travers la comparaison des affects et des malaises. C’est donc au prix d’un décentrement vis-à-vis de son propre vécu que l’ethnologue reprend finalement pied dans « un terrain » sur lequel il pourra appuyer son propos scientifique. Le procédé consiste donc à s’extraire du vécu quotidien et des postures qu’implique la pratique ordinaire de la relation à autrui pour assumer une posture d’observatrice autant de soi que des autres. Mais quand le terrain est le lieu dans lequel a toujours vécu le chercheur, quand son identité intime s’y est construite au fil des ans et des relations interpersonnelles, familiales, amicales et sociales, la mise en œuvre d’un tel décentrement est loin d’aller de soi. Nasser Tafferant décrit la confusion dans laquelle l’entraîne l’indiscrétion du regard porté sur un terrain par trop familier. Il met en évidence de quelle manière il se trouve finalement convié à occuper des places qu’il n’a pas choisies et qui sans doute ne lui conviennent pas tout à fait ou du moins questionnent et remettent peut-être en cause l’identité même du chercheur, voire sa légitimité. Alors même que ce dernier n’a pas eu à négocier son entrée sur le terrain, puisqu’il en faisait déjà parti, c’est peut-être finalement son éviction affective que suppose l’entrée dans un monde universitaire éloigné qui pose problème et complique la relation d’enquête. Les enjeux relationnels sont cruciaux dans la mise en œuvre du terrain. L’auto-analyse peut toutefois s’en abstraire, comme le montre la proposition de Patrick Laviolette. Son approche évacue en effet la question de la relation avec ses interlocuteurs au prix d’un déplacement introspectif du regard. L’autre disparaît ainsi en quelque sorte derrière l’expérience du « je » de l’ethnologue. Ce recours à l’introspection sensorielle, inspiré de la phénoménologie, s’inscrit dans les développements récents de l’anthropologie anglo-saxonne [2]. En rupture avec le cognitivisme, Ingold propose ainsi de porter attention aux expériences qui révèlent l’individu à lui-même (Ingold, 2014, p. 157). Éprouver des sensations permet à Laviolette de capter les ressorts d’une pratique à travers son expérimentation personnelle. Ses propres peurs lui permettent de déconstruire la notion de risque en évacuant l’idée d’excentricité associée à cette pratique.
Si l’émotion éprouvée est celle qui apparaît la plus directement perceptible, il n’est pour autant pas aisé d’en rendre compte. Les chercheurs ont d’ailleurs été largement moins nombreux à répondre en ce sens. On le voit, prendre ce parti c’est aussi affronter ses peurs, ses malaises, et surtout prendre le risque peut-être de sa propre disparition scientifique. Rappelons cependant l’importance des théories interactionnistes sous l’influence d’Erwing Goffmann et de la Théorie critique dans la pensée du fait ethnographique : puisqu’on doit faire avec l’intrusion de l’ethnologue, toute réalité ne se saisit que dans l’interaction du chercheur avec son terrain d’étude. Cette idée a fait son chemin. Elle a donné lieu au concept de « co-construction du monde ». L’anthropologue y joue le rôle de traducteur (Kilani, 1994 et De l’Estoile, 2007), ce qui pose de nouvelles questions telles que celle de l’éthique professionnelle et du cadre d’interaction que le chercheur se donne. Certains anthropologues ont tranché en proposant une sorte de charte de l’ethnologue (Céfaï, 2010) et d’autres se tournent vers une anthropologie plus clinique [3] qui tiendrait compte de l’aspect relationnel, voire transférentiel de l’ethnographie, tel que Devereux l’avait pointé. Ainsi différentes réponses existent pour endiguer, en quelque sorte, le problème des mouvements psycho-affectifs du chercheur et de « l’impureté » inhérente à toute recherche en sciences humaines et sociales. Est-il pour autant plus aisé de traduire les émotions des autres ? S’ils sont plus nombreux à s’engager dans cette voie, les réponses des auteurs de ce numéro invitent néanmoins à nuancer cette idée. Dans la seconde partie de ce dossier, ils rendent compte non de leur propre expérience, mais de celle de ceux qu’ils croisent sur le terrain. C’est donc la dimension affectée des pratiques observées qui est cette fois prise en compte.
Dans une perspective clinique, Thierry Berquière s’intéresse à l’épaisseur affective des vêtements. Il met, en effet, en évidence le fort investissement dont ils font l’objet et leur portée d’objets transitionnels (Winnicott, Jeu et réalité, 1975). L’enjeu affectif est donc saisi cette fois non à travers le vécu de l’observateur, ni même à travers les émotions manifestées par l’observé mais par l’intermédiaire de l’objet qui devient sujet de conflits. Le vêtement « fait des histoires », indice d’une charge émotionnelle importante que l’auteur explique comme la traduction des relations parfois difficile entre parents et adolescents. L’émotion s’y dessine ainsi en creux, derrière de l’agressivité, du laisser-aller et autres symptômes de souffrances non dites. Comme dans l’article précédent, les émotions analysées par Virginie Valentin ne peuvent être perçues directement. C’est à travers leur traduction en gestes et en rythmes que l’auteur s’en saisit : la brutalité d’un mouvement, les silences ou la douceur d’une musique les offrant aux sens de l’ethnographe. Mais leur portée ne prend sens que grâce aux entretiens. La confrontation de leur mise en spectacle et de la mise en récit d’une histoire personnelle permet à l’auteur de saisir le processus de subjectivation à l’œuvre chez ces artistes : la sublimation des émotions intervient comme condition de la découverte d’un style propre, nourri d’une quête identitaire plus intime. L’émotion dont Céline Verguet suit les traces se déploie quant à elle en simultané sur un double niveau : il y a celle traduite dans les mots des témoins, émotion personnelle et singulière, et celle visible à travers les manifestations publiques de l’action collective, autrement dit la mobilisation contre la destruction de la gare de Nice. L’intérêt du tricotage entre ces deux niveaux est qu’il permet d’envisager les usages qu’un groupe fait de ses propres émotions. Elles sont partie prenante d’un processus social qui vise une recomposition profonde des liens sociaux et de l’exercice politique à travers la qualification du monument en patrimoine. Enfin, Dolorès Martin-Moruno pose, quant à elle, la question de l’accès à l’émotion qui ne peut être ni observée ni traduite directement. En se plongeant dans l’histoire d’une émotion très particulière, celle que l’on appelle communément « le coup de foudre », l’auteur nous invite à repenser le vocabulaire de l’émotion lui-même pour accéder à la compréhension de la mécanique des relations affectives. Réunissant des textes issus de disciplines différentes, elle se penche sur l’analogie établie entre ce moment particulier où se noue la relation amoureuse et le phénomène naturel électrostatique. L’auteur propose ce faisant de mieux saisir le basculement qui s’est opéré à la fin du XVIIIe siècle dans la relation à l’intime, concomitant du recul de la tradition du mariage de raison et de l’émergence du mariage par inclination.
L’analyse des différents registres émotionnels à l’œuvre et des réactions des chercheurs sur leurs terrains permettent d’envisager ainsi des aspects épistémologiques et heuristiques liés à l’expérience d’enquête. Aborder la place de l’affectivité dans la recherche ne peut se faire sans mettre l’accent sur les conditions de leur mise en œuvre et de leur captation. Qu’elles s’inscrivent dans le registre de l’intime, comme dans le cas d’émotions liées au corps et ses techniques, ou qu’elles soient publiques, comme dans le cas des espaces urbains ou des pratiques culturelles, les émotions s’inscrivent dans un contexte qui ne peut être négligé. La croisée des registres de l’intime et du social est par conséquent questionnée ici à la lumière des enjeux du partage des émotions avec autrui dans différents contextes. Le lecteur l’aura compris, en proposant ce recueil d’articles, l’objectif de ce numéro spécial d’« Influxus » n’est pas d’enfermer les émotions dans une case ou une catégorie qui en font des objets d’étude ou des outils méthodologiques en soi. Cette réflexion sur les dispositifs émotionnels se propose au contraire de saisir les diverses composantes de l’expérience de recherche en sciences sociales en laissant libre cours à leurs formes d’expressions et en montrant la difficulté et l’intérêt d’en faire état.
Véronique Dassié, CNRS-IDEMEC & Virginie Valentin, CERLIS
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[1] La notion d’affect est présente dès 1895 dans « l’Esquisse d’une psychologie scientifique » (Freud 1956 : 339).
[2] Travaux que Sarah Pink regroupe à travers l’expression de Sensory anthropology(2010).
[3] C’était en partie l’objet de l’atelier « Des cadres pour transmettre : éducations, institutions et rituels. Regard croisé anthropologie/psychanalyse » du congrès de l’Association Française d’Ethnologie et d’Anthropologie, 2011. Voir Valentin, 2014.