L'auteur
Céline Verguet
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- Gare du Sud
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- Emotion
Référence
Céline Verguet, « Partager sa conception du patrimoine en situation de conflit. Dimension(s) cognitive(s) en régime d’émotions patrimoniales », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2015. URL : http://www.influxus.eu/article1027.html - Consulté le 21 novembre 2024.
Le social affecté
Partager sa conception du patrimoine en situation de conflit. Dimension(s) cognitive(s) en régime d’émotions patrimoniales
par
Résumé
Cet article repose sur une recherche conduite sur un terrain de conflit patrimonial relatif aux projets d’aménagement du quartier de la Libération à Nice. Les émotions patrimoniales y sont envisagées sous l’angle de la cognition. A partir de l’exemple des mobilisations autour de la sauvegarde de la Gare du Sud, on verra la façon dont certaines émotions ont participé de manière rationnelle à une conception patrimoniale partagée du bâtiment désaffecté. Ici, le partage s’entend dans son sens de trait commun. Les émotions patrimoniales apparaissent comme faisant partie d’un savoir sur le patrimoine. Passées au filtre de la pensée rationnelle, elles en deviennent patrimonialisantes. Dans l’évaluation de la situation de la Gare, la reconnaissance de certaines émotions (e.g. peur de la perte) déjà ressenties dans des situations similaires, a participé à sa caractérisation patrimoniale. Nous verrons comment la rationalisation de ces émotions donne lieu à de véritables stratégies rhétoriques. Il n’est plus à rappeler le rôle des émotions dans les régulations interpersonnelles. C’est la question de la perception des émotions des autre(s) dans la contagion de la pensée patrimoniale qui est ici abordée. Elle laisse entrevoir que la perception et la rationalisation des expressions émotionnelles dans le champ de la communication en action patrimoniale tiennent une place importante dans la contagion de la pensée patrimoniale et dans le développement du lien social autour de l’objet qui suscite l’émotion. Là, le partage s’entend dans le sens de transmission d’un message.Abstract
This article is based on research conducted on the territory of a conflict about the heritage question concerning urban development in a quarter of the town of Nice called « le quartier de la Libération ». The feelings about heritage are seen from an angle of cognition. Starting from the example of the demonstrations provoked by the desire to save the « Gare du Sud » (Southern Train Station), we shall see the way certain emotions participate, in a rational manner, in a shared conception of the heritage of an abandoned building. Here, the sharing is understood as a sense of what people have in common. The feelings about patrimony appear as being part of common knowledge about heritage. When filtered by rationalist thinking they become « heritage-provoking ». During the evaluation of the situation of the Station, the recognition of certain emotions (e.g. fear of loss) already felt in similar situations, participated in its patrimonial characterization. We shall see how the rationalization of these emotions leads to veritable rhetorical strategies. There is no need to recall the role of emotions in interpersonal relationships. Here it is the question of the perception of the emotions of others, within the contagion of the thoughts of heritage, which is considered. It allows one to sense that the perception and the rationalization of emotional expressions in the field of communication, in a patrimonial action, hold an important place in the contagion of patrimonal thinking and in the development of social links around the object that provokes the emotion. Here, sharing must be understood as a sense of message transmission.Introduction :
En 2001, le quartier de la Libération situé au centre-nord de Nice nourrit la polémique. Un vaste projet d’aménagement conduit par la municipalité de Jacques Peyrat prévoit la construction d’une nouvelle Mairie en lieu et place de la Gare du Sud [1], désaffectée depuis 1991 [2]
Le projet fait disparaître l’ancienne gare des Chemins de fer de Provence. L’annonce de sa démolition mobilise immédiatement la population et des acteurs politiques de tout bord dans des conflits où s’affrontent différents points de vue concernant le devenir de l’édifice. Les médias locaux relaient quasi-quotidiennement les faits et rebondissements du projet pendant les années de vives oppositions jusqu’en 2005 puis jusqu’à l’inauguration en janvier 2014 de la nouvelle médiathèque dans la Gare restaurée. Il faut dire que « la Libé » est très fréquentée par des habitants venant des quatre coins de la ville depuis l’installation, en 1922, du plus grand marché maraicher municipal. [3]
Sur le marché comme dans la ville, la situation de la Gare fait l’objet de commentaires et de prises de position opposées. Alors que certains se regroupent au sein d’associations ou de comités de défense de la Gare pour manifester leur mécontentement et leur attachement à l’édifice d’autres, moins nombreux mais tout aussi organisés, souhaitent que le quartier soit débarrassé de « cette verrue » , de ce « tas de poutrelles » , du « cadavre » pour redonner vie au quartier. Dans ce conflit aux échelles et rebondissements multiples, [4]
un argument revient dans les discours mobilisateurs, avec lui tout un vocabulaire afférent, celui de « patrimoine » . Lieu ordinaire, jusque-là délaissé et traversé dans l’indifférence voire évité par répugnance des souillures qui le marquent, la Gare devient un espace quasi sacré qu’il ne faut pas toucher.
Moment d’exacerbation propice à une ethnographie des énoncés patrimoniaux et des formes d’expression d’une fabrique ordinaire du patrimoine, le conflit a donc attisé des prises de position au travers du partage d’émotions suscitées par la crainte de la disparition d’un lieu soudain révélé à la conscience patrimoniale. L’enquête, conduite auprès des pratiquants du quartier, habitants, responsables politiques, commerçants, maraîchers, chalands, arpenteurs quotidiens, réguliers ou occasionnels, mobilisés ou non, a permis une plongée par le goulot étroit de l’énonciation patrimoniale ordinaire dans le quotidien de ceux qui n’en sont pas les spécialistes mais des usagers de proximité, par leur expérimentation du quartier et des faits de ville, dans le trivial et les crises suscitées par son incessant renouvellement.
Poser la question de la fabrique patrimoniale par des pratiquants ordinaires de la ville (De Certeau, 1990), requiert d’accorder une place centrale à l’individu et à ses expériences passées et présentes, physiques et symboliques, réelles et imaginaires. Le conflit autour du devenir de la Libération, a été prétexte au récit d’expériences du site dont l’analyse vient éclairer ce qu’il conviendrait de nommer ici la conception patrimoniale, dans le sens de production de l’esprit, et de souligner les conditions de son partage. Elle s’exprime au travers d’une compétence à caractériser et à qualifier des éléments de l’espace urbain. Ce terme n’est pas neutre. Segaud rappelle que la compétence est « la capacité de chacun à développer des pratiques d’appropriation » de l’espace (habitat, ville, etc.) en puisant dans les schémas sociaux et culturels à sa disposition (2007, p. 69). Elle doit s’envisager comme un « art de faire » selon l’expression De Certeau (1990), une patrimonialisation ordinaire participant quotidiennement à donner sens à l’environnement urbain dans lequel nous vivons ou que nous sommes amenés à traverser. Justifier le maintien de la gare revient à énoncer une expertise profane, non institutionnelle, dont Tornatore dit qu’elle est « un ressort d’intelligibilité du phénomène des “émotions patrimoniales” qui seraient une expression contemporaine d’une nouvelle sensibilité populaire au passé » (2010, p. 112). Cette expertise s’assied sur une expérience de la Gare, du site et plus largement de la ville, du monde et du patrimoine en tant qu’objets et notions. Elle suppose moins des connaissances que chacun serait susceptible d’avoir sur l’objet, ici la Gare, qu’une capacité à le ressentir, à l’éprouver par le biais des émotions (« ce que ça me fait »).
L’annonce de la démolition puis du déplacement de la Gare a suscité de nombreuses émotions. Ces émotions se déclenchent en réaction à une perte c’est-à-dire au moment où un quelconque support de la mémoire ou d’identification est menacé de destruction, de transformation ou de démolition (Dassié, 2007). La colère, la tristesse mais aussi le regret et la nostalgie concourent ici à l’édification de la cause collective car elles permettent aux militants de mobiliser le public autour de la cause de la Gare de la Libé. Comme dans la plupart des actions contestataires, les militants ont mis en avant « la recherche d’un avantage, la lutte contre des désagréments, la dénonciation du sort scandaleux réservé à d’autres que soi-même [qui] implique et engage nécessairement des émotions telles que le courage de s’opposer aux puissants, la compassion pour les plus faibles, la sympathie pour une lutte menée par d’autres, etc. » (Traïni, 2009, p. 12). Les travaux de G. Marcus (2008) en science politique sur les dispositifs de sensibilisation ont mis en évidence le lien établi entre des états affectifs personnels mis à l’épreuve des émotions d’autrui face au constat d’une situation problématique. Ces recherches, comme d’autres en psychologie ou même en neurosciences par exemple, permettent de relativiser l’opposition entre rationalité et émotion (Schenk, 2009). Appliquée au patrimoine, elles invitent à s’éloigner de l’idée d’une société prise dans un processus de pétrification.
Pour N. Heinich, « dans un contexte ordinaire – celui de l’“homme de la rue” ou, si l’on préfère, du regard profane, non équipé par les ressources savantes –, l’émotion semble indissociable de l’expérience patrimoniale » (2010, p. 64). Mais quel est le rôle joué par les émotions dans la prise de conscience et la conception patrimoniales des individus et, surtout, quelles sont les manifestations émotionnelles partagées à son propos sur le terrain ? Que déclenchent-elles comme réactions communes pour faire la preuve du caractère patrimonial d’un objet ? S’il est nécessaire de voir comment les émotions s’expriment, il est tout aussi important, dans une perspective proche du programme de recherche sur les émotions patrimoniales dirigé par D. Fabre (2013), de s’attacher à la façon dont elles sont utilisées dans le cadre d’un conflit d’aménagement. C’est à partir de deux situations concrètes rencontrées sur le terrain du quartier de la Libération, plus particulièrement autour de la sauvegarde de la Gare du Sud, que j’aborderai ces questions. Tout d’abord, j’essaierai de montrer comment certaines émotions ont participé de façon rationnelle à une conception patrimoniale partagée du bâtiment désaffecté. Ensuite, je m’attacherai au rôle non négligeable de la perception des émotions, à la fois celles ressenties par les individus et celles perçues chez les autres, pour envisager l’idée d’une contagion de la pensée patrimoniale.
1. Peur de la perte : partage d’émotions et recours à des référents patrimoniaux
La première situation que je souhaite aborder est le cas du partage d’émotions similaires face à l’annonce de démolition de la Gare qui conduit certaines personnes à justifier le caractère patrimonial de la Gare en s’appuyant sur d’autres références patrimoniales locales. En effet, faire la preuve, plaider la cause – patrimoniale – de la Gare par affinité symbolique pour lui éviter le sort de la démolition ou du déplacement, est un procédé commun. Dans les pétitions qui ont circulées, la phrase : « Arrêtez de démolir le patrimoine niçois ! » a été largement mise en avant et reprise dans les discours. Autant que la défense du site, il s’agissait de stopper ce qui est jugé comme la répétition d’un geste de destruction du patrimoine local :
« Tu connais l’histoire du Castel des Deux-Rois [5] ? Là tu avais un bâtiment incroyable avec des fresques majestueuses et un escalier en marbre taillé en un seul bloc. Je me rappelle plus dans quel livre préfacé par Peyrat, ça c’est l’ironie, on trouve des photos de l’intérieur. Ben ce bâtiment a été laissé à l’abandon, squatté pendant des années. Du coup, il [6] a décidé de le raser, comme ça ! Alors qu’il parlait à un moment d’y mettre des bureaux de la mairie. Maintenant tu y vas, y a du gazon. C’est dramatique, il nous a pris par surprise. Il a dit que c’était à cause de la maladresse d’un bulldozer ! Mais des fresques comme celles-là, de cette époque-là, je t’assure parce que je connais bien le patrimoine de la ville, tu n’en trouves plus ailleurs. On a essayé de se battre tu vois, mais c’était peine perdue… Quel regret pour les gens qui ont connu ça et leurs enfants ! Eh ben la Gare du Sud, ça va être pareil ! Mais là on laissera pas passer, pas de nouvelles pertes ni pour moi ni pour tous les gens à qui ça plaît et pour qui ça compte. » (Monsieur H., 55 ans, attaché de conservation, originaire du quartier de la Libération où il vécut jusqu’à l’âge de 36 ans)
« La Gare tout de suite ça m’a rappelé… Le pire pour moi, même avant le Castel des Deux-Rois, c’est le Casino Municipal. [7]Ça m’a marqué parce que je l’ai bien connu petit et puis je l’ai fréquenté, c’était splendide. De voir cette grue lancer cette boule contre le bâtiment pour le démolir, ça m’a… traumatisé. C’est gravé, comme toutes ces démolitions qui sont presque un sport local. » (Monsieur C., 69 ans, journaliste retraité, dit ne pas habiter le quartier mais y venir souvent pour y visiter des amis et de la famille)
« Je me suis battu pour la Gare, pour conserver notre patrimoine. Pas faire comme le Casino de Nice ou l’hôtel Rhul. Quand c’est venu à la Gare, alors là j’ai dit non, c’est trop ! C’était notre patrimoine qu’il fallait pas démolir, c’est ce que nos ancêtres nous ont laissé, ce que nos vieux ont construit à la sueur de leur front. Et on le jetait à la poubelle comme les autres avant ? » (Monsieur P., 72 ans, restaurateur à la Libé dont il est originaire, militant hors association, instigateur de manifestations pour la sauvegarde du Sud)
Ces discours d’habitants opposent un « il » ou « on » démolisseur (exogroupe) à un « nous » revendicatif et protecteur (endogroupe), le premier étant incarné par la figure du Maire - du moment ou passé - et plus largement par le pouvoir exécutif, l’autorité politique. Le second incarne les habitants, pas seulement ceux mobilisés et qui se battent pour une cause légitime et commune, mais tous ceux qui subissent les décisions, sont supposés lésés. [8] Si la catégorisation intervient comme outil sociocognitif qui permet de découper, de classifier et d’ordonner l’environnement physique et social, elle est aussi un processus qui reflète la structure normative de la société et de son organisation, les catégories étant alors polarisées autour de valeurs (bon/mauvais ; bien/mal ; gentil/méchant). Dans le cadre de la stratification de la société niçoise (par le pouvoir, le statut, la richesse), l’appartenance à certains groupes est plus valorisée par rapport à celles attribuées à d’autres groupes et inversement. Ceux qui parlent contestent le projet de démolition de la Gare et ce, même s’ils appartiennent, affirment certains, à la même famille politique que le Maire. C’est sur l’opposition aux actes de démolition, passés et à venir, que se fonde l’appartenance catégorielle. Mais elle repose plus encore sur l’impact émotionnel sur soi et ses incidences supposées sur le collectif de la disparition de bâtiments considérés comme étant majeurs et constitutifs de l’identité de la ville.
L’intérêt patrimonial de la Gare du Sud qui est exprimé s’inscrit dans une chronologie de la démolition urbaine. C’est au tour de la Gare d’être placée dans le moment du basculement. Que ce soit à l’annonce de sa démolition comme à celle du projet de démontage et de déplacement – envisagé par beaucoup comme un prétexte à sa disparition définitive et une remise en cause son ancrage dans le quartier – la peur de la perte et parfois même la colère ou le désarroi qui lui sont associés se manifestent et se disent. Tout se passe comme si l’émergence du lieu comme patrimoine supposait l’existence préalable de lieux disparus érigés en patrimoines fantomatiques (Verguet, 2007). Ces références monumentales fantomatiques, repères immatériels de la mémoire de la ville et de la collectivité, engagent une comparaison descendante, terme emprunté au modèle de comparaison sociale de Festinger (1954) [9], parce qu’elles évoquent avant tout la démolition et la blessure liée à la disparition, ce qui est envisagé par certains comme la pire des situations. Le besoin de comparaison est avant tout évaluatif. Il est motivé par une recherche de stabilité. La comparaison descendante implique des cibles référentielles considérées comme inférieures à soi ce qui influence l’auto-évaluation et les états affectifs. Appliquée à la situation de la Gare, la comparaison engage son assimilation à un ensemble caractéristique par une identification à des référents partageant des conditions de disparition similaires. Pourtant, au moment de l’enquête, la disparition de la Gare n’est pas effective. Il s’agit de comprendre comment, en ayant recours à ces référents immatériellement signifiants, certains informateurs plaident la cause de la Gare du Sud et authentifient ainsi sa valeur patrimoniale.
Il semble y avoir des liens de cause à effet entre l’annonce du projet et l’irruption dans les mémoires de ces fantômes urbains. L’annonce, en affectant les individus, a pu déclencher des émotions telles que la peur de la perte, la colère, la tristesse, faisant résonnance avec des émotions éprouvées sur le même mode par le passé. Si, comme le dit Le Breton (2004, p. 132) : « l’émotion est la résonnance propre d’un événement passé, présent ou à venir, réel ou imaginaire dans le rapport au monde de l’individu » , sa remobilisation à partir de l’évaluation négative de la situation au sein de laquelle la Gare est impliquée entraîne le rappel mémoriel. Ces émotions s’instituent comme le lien entre passé et présent en ce qu’elles sont une réaction à un événement qui semble se répéter dans le temps long du déroulé urbain. L’annonce agit par « amorçage » [10] en réactivant les émotions négatives associées à l’événement passé conduisant l’informateur à développer des conduites d’évitement, pour reprendre la terminologie de Festinger, cela afin de ne plus y être de nouveau confronté.
La réaction émotionnelle face au risque de démolition a pour effet le rappel mémoriel des situations passées. Ce dernier entraîne la rémanence des bâtiments démolis. Mais pourquoi ces référents désormais disparus sont-ils monumentalisés ? La patrimonialisation, a posteriori, des édifices disparus est le fait du traumatisme engendré par leur démolition. De cette expérience négative à forte empreinte émotionnelle, il reste une trace mnésique, une persistance, que réactive la crainte de voir disparaitre à son tour la Gare. La confrontation de l’événement à venir avec une situation passée considérée ou ressentie comme similaire, va redonner une épaisseur symbolique et immatériellement signifiante. « La trace, en effet, est le signe que quelque chose n’est plus et, en même temps, que cette chose n’est pas totalement perdue » (Candau, 1999, p. 12). L’anamnèse réactive et convoque les faits passés et les fantômes patrimoniaux comme témoins à charge dans le procès qui est fait au projet de démolition ou de déplacement de la Gare, procès politique et social intenté à la municipalité et plus largement aux aménageurs et à ceux qui les soutiennent. L’expérience passée est convoquée comme preuve authentifiante pour plaider la cause patrimoniale du quartier. L’authentification est une procédure d’expertise mise en œuvre pour réduire l’incertitude face aux objets du monde, pas seulement celle de l’individu mais aussi celle du groupe social. Chacun peut attester, certifier, déclarer leur conformité, ici celle, patrimoniale, de la Gare. Le plaidoyer s’envisage comme un acte s’appuyant sur des « faits avérés » par l’expérience des lieux, l’histoire individuelle, par la connaissance de la ville, du quartier, de son histoire, etc. Cette procédure d’expertise intervient comme un processus social renvoyant à un modèle collectif de penser le patrimoine fondé sur « des modalités d’argumentation relevant de la rhétorique et des formes de preuves invoquées à l’appui des dires » (Thevenot, 1994, p. 79). Mais comme il existe différents types d’informateurs (plus, moins, pas du tout impliqués dans les conflits) et différents types d’arguments (historiques comme les traces de la seconde guerre mondiale, intimes comme la vue de la fenêtre à partir du chez-soi, d’autorité comme le recours à des paroles d’experts), il existe différentes compétences et degrés d’expertise citoyenne en lien par exemple avec la profession, l’implication associative, les loisirs, les passions des uns et des autres.
La perception et la réception des conditions de la démolition par ceux qui en ont été témoins (directs ou indirects) instituent la démolition elle-même comme événement traumatique. Ce qui signifie que ce n’est pas la question de l’intensité prétendue de l’événement qui entre en ligne de compte, mais bien son interprétation au travers de filtres individuels et son assimilation en termes de digestion émotionnelle. Si la démolition anéantit toute possibilité d’interaction physique avec l’objet, elle n’abroge cependant pas la portée de son rayonnement symbolique et l’inscription de sa puissance emblématique dans l’espace. La dimension collective de la blessure de mémoire et du traumatisme lié à la perte prend son sens dans le fait que ce bâtiment emblématique de l’identité locale demeure signifiant pour un grand nombre de membres de la collectivité après que ceux-ci aient partagé la condition de témoins de la démolition.
Pour résumer, le traumatisme résultant de la démolition conduit à la création, comme substituts à l’amputation, de fantômes. Ces derniers restent présents à l’état latent dans les consciences de ceux qui ont connus ces bâtiments et débordent la lisibilité du phrasé urbain. Ils se réveillent pour peu d’une nouvelle démolition soit annoncée, amplifiant les émotions remobilisées. Ils se manifestent alors par une rémanence patrimoniale. [11]
Le recours à la comparaison permet d’inscrire la démolition dans une série qui donne sens à l’événement à venir. « La série permet à la description de rapprocher des cas “analogues” afin d’en dégager un “type-idéal”, c’est-à-dire un nouveau concept descriptif qui permet de préciser et d’interroger la série dont il est issu » (Passeron, 2000, p. 22). Elle a pour effet de projeter la possibilité du sort commun, de signaler un risque et d’enclencher la volonté d’évitement. Par le biais de ces comparaisons, un glissement de sens s’opère et nourrit la similitude en lissant toute différence, même celles contextuelles comme la valeur immobilière des terrains ou même l’époque des démolitions, autorisant la caractérisation patrimoniale de la Gare du Sud.
Le regret de ce qui s’est passé autrefois permet d’anticiper celui qui pourrait résulter de la disparition de la Gare. Pour y remédier, il faut donc pouvoir agir, d’où l’idée d’un combat, d’une bataille dans les propos de Monsieur P. par exemple. Le vocabulaire afférent à la guerre revient dans les discours.
« Vous croyez que si les gens se mobilisent c’est pourquoi ? Nous on s’est battu parce qu’on sait que pour les gens c’est quelque chose la Gare, les souvenirs personnels tout ça c’est important mais y a aussi l’histoire, elle est très représentative du développement de ce siècle, l’industrie, et puis aussi de la guerre. » (Madame M., 43 ans, employée dans une boutique du quartier mais n’y résidant pas, militante hors association pour la sauvegarde de la Gare, passionnée d’histoire en particulier familiale)
« Moi je suis rentrée dans ce combat par une femme qui s’appelle K. […] Elle, elle est professeur à l’Ecole d’architecture de Versailles. Elle a été si séduite par la Gare du Sud ! C’est quelque chose qui l’avait vraiment emballée, elle la trouvait extraordinaire. Elle avait combattu avec tout son savoir – et elle en a ! – et s’était écartée de la lutte, très gênée par le contexte politique, on s’était emparé de son travail pour des batailles politiques. À ce moment-là, elle avait pris le large, elle voulait que ça reste un combat pur, architectural. » (Madame D., 51 ans, professeure d’université, n’habite pas la Libération mais fréquente son marché, militante dans une association de défense du quartier et de son patrimoine qu’elle encadre avec 3 autres personnes)
Cette métaphore permet de conceptualiser une situation de désaccord. Le conflit prend ses dimensions sociale et collective, à travers l’engagement dans une cause commune. Ses protagonistes prennent conscience de faire partie d’un groupe blessé, lésé, privé d’éléments urbains estimés à forte valeur historique, esthétique et/ou identitaire à l’échelle locale. L’amputation est perçue comme une atteinte à la collectivité, La réaction émotionnelle et la mobilisation qui la suit sont une forme de mécanisme de défense contre la disparition. La peur, la colère, la tristesse sont des réponses adaptatives au sens attribué par chacun à ce que la disparition représente à leurs yeux, à partir de la « pertinence pour soi » . Schenk considère que c’est par elle que « toute représentation prend un sens pour l’individu, en traduisant son effort adaptatif et en assurant cohérence et intelligibilité aux représentations par lesquelles il se situe dans le monde. Une cohérence fondamentale à la rationalité d’un choix » (2009, p. 152). La peur est moins celle du changement physique entrainé par la démolition ou le déplacement de la Gare mais d’un changement qui pourrait altérer non seulement la relation entretenue avec l’objet et le lieu où il se dresse mais aussi toute une sociabilité mise à jour par la situation conflictuelle. La représentation négative du changement donne en quelque sorte corps au collectif habité par les mêmes fantômes patrimoniaux.
L’idée d’un syndrome de la démolition répétitive inspiré du « repetitive change syndrome » avancé par Abrahamson (2004) en psychologie sociale, permet d’envisager la résistance mesurée sur le terrain non comme le seul résultat du malaise suscité par les projets eux-mêmes (démolition, déplacement) mais aussi comme la conséquence de la multitude des démolitions passées au fil du renouvellement urbain. Autrement dit, outre l’attachement affectif à la Gare du Sud et la mise en avant de son intérêt patrimonial (historique, esthétique, identitaire…), outre les divergences sur son avenir, les stratégies et enjeux politiques et sociaux, les rapports de pouvoir et manœuvres de revendication comme de légitimation, un refus symptomatique de la démolition, issu d’un mécanisme de défense comme réaction à la répétition de la situation, intervienne dans le fait de s’opposer au(x) projet(s) pour sauvegarder.
Le recours à la comparaison descendante laisse toutefois penser que ce syndrome pourrait être un facteur prépondérant des conflits patrimoniaux et un déterminant important de l’initialisation du processus de patrimonialisation. La piste du syndrome de la démolition répétitive permet d’envisager les questions de patrimonialisation comme phénomènes de société qui mettent en jeu des logiques d’acteurs, sociaux, politiques, urbanistiques à condition de ne pas dé-contextualiser le projet de ses enjeux contemporains et de le replacer à l’échelle de la ville ou du territoire. Ce syndrome peut être rapproché du syndrome du petit Poucet Ce syndrome correspond à « l’hypertrophie mémorielle qui se donne à voir dans la prolifération des traces […] comme le célèbre personnage du conte, individus et groupes ont une forte propension à fabriquer et laisser des traces et, surtout, ils consacrent aujourd’hui d’immenses efforts pour les conserver sous la forme d’empreintes, de reliques, de vestiges, de ruines, d’archives et d’objets plus ou moins envahissants ».(Candau 1998, p. 47), manifestation de l’angoisse de la perte et de l’incapacité à la maîtriser. Si l’un conçoit qu’il n’est plus acceptable de perdre, donc de détruire, l’autre conçoit de tout garder. Ces deux syndromes ont en commun la peur de la perte et donc l’impossible digestion émotionnelle de la disparition qui semble faire de la patrimonialisation le moyen de se maintenir contre le temps.
Les démolitions répétitives, en modifiant les attitudes et les comportements vis-à-vis de l’environnement, du territoire, de la collectivité, des décideurs, en mobilisant l’opinion publique, pourraient être considérées comme une source d’influence de la représentation sociale du patrimoine et de l’évolution de sa conception mais aussi des dynamiques locales sous-jacentes qui, nous allons le voir, passe par une contagion patrimoniale. Il paraît en effet tout à fait concevable que les expériences de pertes multiples et successives soient impliquées dans la représentation (culturelle) de la perte telle que l’envisage notre société. Transposer cette angoisse dans les mythes urbains en faisant apparaître des fantômes comme compensations mnésiques à la disparition matérielle, c’est construire une mémoire locale de la démolition. S’y référer c’est avoir recours à sa fonction et à sa valeur préventive.
2. Emotions et contagion de la représentation patrimoniale
Les émotions, sur le terrain de la Libération, ont aussi joué un rôle important dans les régulations interpersonnelles, plus particulièrement dans la contagion de la représentation patrimoniale de la Gare par le biais de la transmission de savoirs et donc, sur la constitution et le renforcement du groupe.
La constitution d’un collectif repose sur la capacité des individus à formuler une expertise profane. Cette expertise est alimentée par la circulation de savoirs érigés, nous l’avons vu, en preuves authentifiantes. Elles doivent susciter l’adhésion de ceux qui les reçoivent. Certaines personnes interviennent donc comme autant d’agents de transmission, autrement dit des sociotransmetteurs (Candau, 1998), dans l’élaboration d’une légitimité qui se fonde sur le jugement et la reconnaissance du savoir par le collectif. Si le discours a interpelé le récepteur et entraine une adhésion, alors une épidémiologie [12] de la valeur patrimoniale peut s’envisager. La contagion est possible grâce au partage de l’émotion et lorsque « les représentations mentales de plusieurs individus sont assez semblables les unes aux autres pour être considérées comme des versions les unes des autres » (Sperber, 1996, p. 113).
Or les conflits patrimoniaux exigent et organisent un rapport de force qui nécessite avant tout l’élargissement de la base du collectif pour peser dans le conflit face aux édiles et à ceux qui les soutiennent. Sur le terrain de la Libération, les initiatives ont été nombreuses, individuelles ou portées par des associations ou des comités de défense du quartier, pour mobiliser les habitants autour du devenir de la Gare du Sud, certains devenant les porte-parole de sa cause. Que ce fut dans des actions de rue telles les signatures de pétitions, le rassemblement pour accueillir la visite du Ministre de la culture, le marquage des pierres de la Gare par exemple, ou dans des sociabilités du quotidien, ils se sont institués en promoteurs du groupe défavorable à sa disparition, s’assignant un rôle de sensibilisation et de formation de l’opinion publique, de « concernement du public » (Melé, 2003, p. 8). Pour cela, les habitants du quartier procèdent à une véritable éducation du regard des visiteurs :
« J’ai fait remarquer à des clients récemment la variété de détails sur la Gare. Les influences parisiennes, ce caractère industriel majestueux très représentatif de l’époque, hétéroclite c’est sûr, très travaillé. Les gens ne font pas attention. Mais ce monsieur m’a dit : “oh la la, mais maintenant je vais la regarder. Effectivement vous avez raison, c’est très beau, il faut la garder”. Et si vous voulez, nous on s’est battu – je dis “nous” parce qu’on était quand même quelques-uns – pour se battre pour cette cohérence, pour conserver cet ensemble […] Moi je crois sincèrement à la mobilisation. » (Madame O., 48 ans, décoratrice d’intérieur, représentante d’une association nationale de défense du patrimoine, fortement engagée pour la sauvegarde de la Gare et dans l’aménagement du quartier de la Libération dans lequel elle habite depuis 22 ans. Proche de personnages politiques opposés au Maire au sein du même parti)
« Ce qui m’a frappée c’est que j’avais l’impression d’arriver à changer leur regard. Ils arrivaient et ils disaient : ouais, bon, cette Gare… Je leur montrais. Je leur faisais regarder, je leur expliquais et puis ils disaient : ça a de l’allure, c’est vrai que c’est beau. Je faisais signer des pétitions, ils signaient la pétition et en partant ils disaient : ben, c’est vrai dans le fond, j’ai jamais bien regardé. Et ça je trouvais que c’était une victoire. » (Mme D.)
« Moi, quand j’ai des informations, je les relaye aux gens. Au marché ou dans les petites courses dans le quartier, des gens que je connais je leur dit : “alors vous avez vu pour la mairie il se passe ça et ils vont faire ça, il faut se battre ! Il faut se battre, il faut aller aux réunions, il faut regarder la Gare, il faut dire, on peut pas rester comme ça”. Et puis je leur dis que c’est du patrimoine et qu’on va leur démolir. J’explique l’architecture, l’histoire du train des pignes, j’écoute et je retiens, comme ça après je raconte. » (Mme C., 64 ans, retraitée de l’EDF, ayant toujours vécu à la Libération, engagée pour la sauvegarde de la Gare aux côtés d’une association de défense du quartier. Elle a archivé tout au long de sa vie les coupures de journaux concernant le quartier. Elle insiste souvent sur le fait qu’elle est peu instruite)
Comme l’a mis en évidence P. Melé, les habitants s’engagent dans la défense de leur quartier parce qu’il pense que leur implication portera ses fruits. Peu à peu, ils acquièrent des savoirs et savoir-faire qui renforcent un processus « d’expertification » (Lochard et Simonet, 2007, p. 277) et en fait des « experts de proximité » . Leur compétence repose sur un mélange de formation professionnelle, d’activité patrimoniale et/ou politique, d’intérêt passionné, d’expérience des lieux et du quartier, de celle de l’activité ferroviaire révolue, etc., soit un alliage issu de la mise en commun des savoirs. Ce savoir est une construction fondée sur la proximité établie avec le site et qui implique sa fréquentation, des pratiques répétées de son environnement, tant sur le plan physique que social.
La plaidoirie publique, intime dans son inter-individualité restreinte, parce qu’il ne s’agit pas de s’adresser à la foule mais de façon particulière à un cercle d’individus privilégiés, s’impose néanmoins comme un véritable savoir-faire militant bien qu’il ne passe pas par un engagement associatif. Il se fonde essentiellement sur des savoirs d’usage [13] tout autant que techniques. Quand il communique, cet expert de proximité « produit une perturbation dans l’environnement destinée tout d’abord à attirer et retenir l’attention d’un destinataire, puis à donner à ce destinataire les moyens de construire une représentation mentale semblable à celle qu’il voulait transmettre » (Sperber, 2001, p. 33). Ainsi, l’argumentation mise en place revient à donner à l’interlocuteur la possibilité d’envisager le caractère patrimonial de la Gare en l’exposant à sa perception, le but premier étant de l’interpeller et de lui montrer ce qu’il n’a jamais su voir seul. Cela exige un effort qui conduit l’interlocuteur à se faire à son tour le témoin de la « réalité » racontée, de se rendre compte par lui-même. L’impliquer physiquement est une manière de faire appel à son autonomie de jugement et de devenir à son tour apte à repérer le caractère patrimonial de l’édifice.
Les experts de proximité mettent donc ainsi en avant leur aptitude à faire changer les regards d’autrui. Si « un message peut initier une transformation » (Gaffié, 2005, p. 12) – sous-entendu, de la représentation –, le message est, dans cette situation particulière, tout à la fois ce qui est entendu et ce qui transite par la vue ainsi que toutes les informations contextuelles filtrées par son intermédiaire. Le recours à la perception et à l’expérience donne corps au message transmis. L’investissement patrimonial est, dans ces circonstances, l’aboutissement d’une « croyance réflexive » (Sperber, 1996, p. 123), c’est-à-dire d’une interprétation et d’une appropriation de la représentation de l’expert. Accepter ce savoir, c’est devenir dépositaire, d’une mémoire collective attachée à la Gare, et participer, de ce fait, à sa diffusion et à son entretien.
Le récepteur d’un acte de transmission peut à son tour devenir un transmetteur, dans le cadre de discussions familiales, amicales ou d’échanges fortuits comme Madame C., plus haut, ou Mme P. ici : « ah oui, ça j’en ai parlé autour de moi ! Les réunions par exemple, c’est bien pour s’informer. Après… parce que moi j’ai des amis, voyez ? Alors on en parle. On se raconte ce qu’on a entendu » . Toutes les deux, dans leur vie quotidienne, sont devenues des agents actifs du processus de contagion. Leur transmission rime, on le voit bien, avec une responsabilisation des individus et une prise de position publique vis-à-vis du devenir de la Gare et leur engagement dans le conflit patrimonial. Comme l’a remarqué Colette Pétonnet, « il suffit d’un instant pour que les hommes échangent ou partagent jusqu’à leurs convictions. La parole qui jaillit dans l’espace public est rarement anodine, et c’est un truisme de dire qu’il n’est pas même besoin d’elle pour que la communication s’établisse et s’expriment les sentiments » (1987, p. 255). Une piste paraît importante dans la contagion de la pensée patrimoniale, c’est celle de la sympathie pour les acteurs (les narrateurs) qui peut naître, chez les destinataires, de la congruence perçue entre les expressions émotionnelles (les états mentaux) et « l’histoire » racontée (Decety, 2004). Les émotions qui parcourent le narrateur au cours du plaidoyer – produit du contexte conflictuel généralement connu des personnes interpellées dans la rue – restent saisissables durant le processus interindividuel de communication. Ainsi, ces formes de sensibilisation du public, très souvent réduites au face à face, ne peuvent être entendues seulement comme une recherche de sympathisants mais bien comme une démarche intentionnelle de production d’un effet : une mise en sympathie.
Ces exemples mettent en évidence le rôle majeur de ce type de transmission pour grossir les rangs des sympathisants. Dans ce plaidoyer de proximité, le narrateur a une chance de susciter la sympathie en interpellant autrui physiquement dans l’espace public plutôt que par téléphone parce qu’il le place en capacité de saisir son état émotionnel au travers de manifestations telle la gestuelle. L’épouse de Monsieur De., tend le bras vers la Gare, la pointe du bout sa main ouverte vers le ciel puis, la rabattant, vient taper sur sa cuisse. Elle discute avec deux passants qu’elle a interpellés à l’angle de la place où elle a installé une table. Son mari dit l’avoir « mise sur le trottoir par besoin de main-d’œuvre » pour faire signer la pétition lancée par le comité de défense du quartier et de sauvegarde de la Gare qu’il dirige. Son regard navigue entre le bâtiment et les yeux de ses interlocuteurs. Elle secoue la tête en un léger martellement alors que ses épaules se soulèvent régulièrement ; son visage est un peu renfrogné mais elle a plus souvent l’air dépitée. L’homme lui répond, pointant son index et ses sourcils vers le haut en s’approchant d’elle puis recule, l’écoute et acquiesce. Il donne l’impression que ce que Madame De. vient de dire est évident. La perception des expressions émotionnelles dans le champ de la communication en action tient une place non négligeable dans la contagion de la pensée patrimoniale et dans le développement du lien social autour de l’objet qui suscite l’émotion.
La manifestation publique de la tristesse par les pleurs ou par le récit des événements tragiques imputés aux projets est aussi un argument récurrent de la raison patrimoniale.
« La nouvelle mairie… On n’a pas compris quand on a vu le nouveau projet sans la façade… Les gens se sont beaucoup intéressés à l’avenir de leur quartier. Et y en a qui pleuraient, ils disaient : on veut pas que ce soit démoli, c’est trop de souvenir. » (Mme A., 73 ans, cadre retraitée de la fonction publique, vit dans le quartier depuis 28 ans, militante dans une association de défense du quartier et de son patrimoine qu’elle encadre avec 3 autres personnes. Son père et son grand-père étaient architectes, elle dit être passionnée d’architecture depuis son enfance)
« (En parlant de la Gare du Sud) J’ai vu un Monsieur pleurer en me disant : mais c’est ce qui me relie à ma mère, à ma grand-mère ! Je ne veux pas qu’ils démolissent ça ! » (Madame M.)
« On m’a dit que des gens pleuraient parce que la Gare allait disparaître ! Tu te rends compte en arriver là ? Enfin, quand les gens pleurent, c’est que c’est sérieux quand même, non ? » (Madame G., 36 ans, coach sportif, n’habite pas la Libération mais fréquente le marché, n’est pas mobilisée dans les conflits autour de l’aménagement du quartier)
Derrière les larmes, des tragédies personnelles semblent se jouer. Ces pleurs participent du récit intime et prennent, dans l’espace public, une dimension dramatique qui appellent l’implication émotionnelle de ceux qui les voient mais aussi, dans une autre mesure, de ceux qui en ont entendu parler.
Que les émotions aient été vues – les pleurs ont été constatés – ou rapportées par un tiers – « on m’a dit que » –, elles constituent la référence absolue en termes d’impact. Ces « mises à l’épreuve » individuelles, ces réactions émotionnelles d’un soi ressentant et les raisons personnelles qui en sont la cause s’envisagent chez certains interlocuteurs comme autant d’arguments martelés pour faire la preuve du caractère patrimonial de la Gare. Le degré de l’émotion mesurée chez ces autres au travers des pleurs est l’indicateur ultime (en termes de visibilité) de l’attachement à l’objet et de sa fonction identitaire. Il donne un ton solennel au discours patrimonial. Plus l’émotion est perçue comme forte, plus l’objet pour lequel les personnes pleurent se voit investi par ceux qui y assistent de valeur patrimoniale. Les pleurs relatifs à la perte envisagée peuvent attester – ce n’est pas systématique – pour l’homme ordinaire qui les saisit, la véracité de cette valeur. En tout cas, les évoquer est un bon moyen d’en tenter la démonstration et de susciter l’empathie nécessaire dans ce cas à la contagion de la pensée patrimoniale. L’information peut ainsi être relayée par ceux qui l’ont reçue et y ont été sensibles.
Ce sont autant de situations de crise identitaire que ces énoncés accusent. Mais la crise identitaire dont il est question est bien subjective, elle se rapporte aux rapports d’un individu à l’objet dont la disparition prochaine a été annoncée. La crise vient du fait que dans la projection de la perte, chacune des personnes concernées envisage l’altération d’un aspect de sa construction identitaire. C’est le fait de ces constatations multiples qui donne à cette crise identitaire sa dimension collective.
« Moi j’ai connu, je prenais le train pour arriver à la Gare du Sud. J’ai perçu l’annonce de la disparition tristement, c’est ma jeunesse, c’est mon passé, c’est triste… Ça représentait, j’avais mon père qui prenait le train, j’allais le chercher. » (Madame P., 64 ans, secrétaire à la retraite, n’habite pas la Libération mais fréquente le marché, a signé une pétition pour la sauvegarde de la Gare)
« La Gare du Sud, c’est un repère, j’en ai besoin. Pour le matin quand je sors à 7 h, je vais prendre le café, je passe en face. Ah, je la vois et puis en plus là je la regarde, je la surveille, parfois avec les copains. Parfois j’en fais le tour, c’est dégueulasse… Ou alors on va au pied et on la regarde attentivement pour voir les dégradations et comptabiliser tout ce qu’il manque et tout ce qu’il faudrait faire pour la sortir de cet état. » (Monsieur De., 70 ans, retraité de la fonction publique territoriale (urbanisme), a créé un comité de défense qu’il encadre avec 3 autres personnes, a lancé une pétition pour la sauvegarde de la Gare)
L’emploi de tels arguments, forts, renforce l’idée que la caractérisation patrimoniale – pour ne pas dire le patrimoine – ne se fonde pas tant sur l’émotion collective que sur le partage d’émotions similaires mais qui n’ont pas le même motif d’un individu à l’autre, la peur de la perte renvoyant chacun à sa propre histoire, à sa propre expérience signifiantes socialement.
Conclusion :
Si l’objectif général de la recherche engagée sur le terrain de la Libération était de mettre en exergue la place prise par l’idée de patrimoine, sa représentation et son opérativité dans les vies citadines quotidiennes, celui de l’article était de montrer l’impact des émotions et de leur rationalisation sur la conception ordinaire du patrimoine des individus et plus particulièrement son caractère social et socialisant. Les émotions ressenties en situation de conflit patrimonial, peuvent être rationalisées, c’est-à-dire passées au filtre de la « pertinence pour soi » , socialement et culturellement marquée, au point de constituer un savoir sur le patrimoine. C’est cette élaboration cognitive tant des émotions que des discours suscité par l’annonce de l’événement qui œuvre au profit du caractère éminemment partagée et partageable de la conception patrimoniale ordinaire.
Et si l’étude met régulièrement en lumière l’existence des émotions patrimoniales et leur fonctionnement, il semble toutefois qu’elles s’effacent devant la réaction qu’elles paraissent déclencher. Ainsi, il n’est pas tant question dans ce cas d’ « émotion patrimoniale » (Fabre, 2013) que d’ « émotion patrimonialisante » . Pourrait-on penser que l’émotion patrimoniale est désormais à ce point acquise qu’elle participerait au régime de l’ordinaire ? Éprouver ces émotions et les reconnaître parmi ses états face au monde qui l’entoure pourrait conduire l’individu, par le fait d’un apprentissage fruit de ses expériences du monde et du patrimoine, à injecter de la valeur patrimoniale à des objets de son environnement quotidien. S’il n’y a pas d’émotion sans mémoire de cette émotion (Damasio, 1995), on l’a bien vu dans le cas de la comparaison descendante à des monuments fantomatiques, les individus gardent intimement les traces de son fonctionnement. Les émotions patrimoniales participeraient donc à l’élaboration d’un savoir sur le patrimoine et, en tant qu’outil mis à la disposition d’une compétence « profane » , conduiraient à caractériser et qualifier, c’est-à-dire à fabriquer du patrimoine. Autrement dit, la dimension émotionnelle de l’expérience de l’objet, « ce que cela me fait » , contribue de manière fondamentale, à mon avis, à la rationalité de l’identification de cet objet comme patrimoine.
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[1] En 1879, le ministre des Travaux publics, Charles de Freycinet, inclut dans son programme deux lignes ferroviaires allant de Nice à Draguignan et de Nice à Puget-Théniers dans l’optique de desservir et désenclaver, par un moyen de transport public rapide et commode pour l’époque, toute la région de l’arrière-pays niçois, en mettant en relation les bassins de la Durance et du Var. Cela permettait aussi de structurer toute la Provence par un maillage ferroviaire. Construite au nord de la ville en 1892, la Gare du Sud, témoin de l’âge d’or des chemins de fer, se trouve aujourd’hui au centre-nord de la cité niçoise. Le bâtiment est l’œuvre de Prosper Bobin. Après la seconde guerre mondiale, son activité de transport de marchandises décline. La Gare du Sud et les terrains adjacents font alors l’objet de nombreuses convoitises immobilières voyant les projets d’urbanisme se multiplier au fil des municipalités. Les 37 000 m² d’emprise de la Gare représentent la seule superficie « libre » et centrale, la plus grande zone pouvant être envisagée comme aménageable dans cette ville coincée entre mer et montagnes. Au gré de ces projets, nombre de scénarios seront imaginés pour l’avenir de la Gare. Elle représente, depuis plus de soixante ans, un enjeu important du développement urbain.
[2] Après la seconde guerre mondiale, son activité de transport de marchandises décline. La Gare du Sud et les terrains adjacents font alors l’objet de nombreuses convoitises immobilières voyant les projets d’urbanisme se multiplier au fil des municipalités. Les 37 000 m² d’emprise de la Gare représentent la seule superficie « libre » et centrale, la plus grande zone pouvant être envisagée comme aménageable dans cette ville coincée entre mer et montagnes. Au gré de ces projets, nombre de scénarios seront imaginés pour l’avenir de la Gare. Elle représente, depuis plus de soixante ans, un enjeu important du développement urbain.
[3] Ce marché s’est installé au pied de la Gare du Sud parce qu’il était facile d’y proposer les produits de l’arrière-pays transportés par le train des pignes, nom donné au train de la ligne Nice-Digne.
[4] Le 7 novembre 2001, Catherine Tasca, Ministre de la culture et de la communication décide de placer la Gare du Sud sous instance de classement parmi les monuments historiques. Suite à cette décision, le Maire de Nice envisage de démonter et déplacer le bâtiment. Ce nouveau projet soulève un tollé de critiques, de moqueries et de contestations au sein de la population et des dirigeants politiques.
[5] Villa Laurenti située au Castel des Deux-Rois, démolie le 21 novembre 2003 à la suite d’une délibération du conseil municipal en date du 23 mai de la même année. La démolition de ce bâtiment de la Belle Epoque intervient alors que le projet de nouvelle mairie a remis en question l’intégrité de la Gare du Sud et que le conflit est désormais engagé autour de son maintien.
[6] Sous-entendu Jacques Peyrat, Sénateur-Maire de Nice à l’époque des faits.
[7] Casino Municipal fut construit entre 1882 et 1884 sur le fleuve Paillon au niveau de ce qui est aujourd’hui la place Masséna. Le bâtiment, prolongé par une immense verrière contenant un jardin d’hiver, était un complexe de divertissements avec, entre autres, des salles de jeux des Le restaurants et salles de spectacles. Transformé en 1939 pour le mettre en harmonie avec son environnement de style turinois, il fut démoli en juin 1979 pour laisser place à un jardin public faute de ne pouvoir, comme prévu, y construire le Palais des congrès.
[8] « L’endogroupe (ou groupe interne ou in group) est le groupe d’individus qu’une personne a catégorisés comme membres de son propre groupe (groupe d’appartenance) et à qui elle a tendance à s’identifier (ex : nous les…), alors que l’exogroupe (ou groupe externe ou out group) est le groupe d’individus qu’une personne a catégorisés comme ne faisant pas partie de son groupe d’appartenance et à qui elle n’a pas tendance à s’identifier (ex : eux les…) » (Baugnet, 1998, p. 79).
[9] Je n’aborderai pas ici la question de la comparaison ascendante à la Tour Eiffel ou à la Gare d’Orsay, sémiophores au rayonnement symbolique dépassant les frontières, monuments qui se présentent comme des supports majeurs de « l’identité nationale » telle que définie par Pomian (2010, p. 55). Cette question est traitée dans ma thèse.
[10] En psychologie cognitive, l’amorçage est un phénomène fondé sur la présence préalable d’un stimulus et l’utilisation automatique des représentations contextuelles (ex : le mot « pompier » pré-active les concepts « rouge » et « échelle » qui sont ensuite rapidement reconnus).
[11] Si l’on devait s’attarder davantage sur le lien entre traumatisme et patrimonialisation, il serait intéressant d’approfondir l’idée d’une patrimonialisation du traumatisme même, en l’envisageant comme un héritage utilisé à des fins de légitimation des demandes de reconnaissance identitaire au travers du maintien des objets. L’exploration a été conduite lors du 2e colloque annuel de l’Institut du patrimoine culturel, tenu dans le cadre de l’ACFAS, à Trois-Rivières au Québec (Canada), les 7 et 8 mai 2007 et qui a donné lieu à une publication. (Auzas et Jewsiewicki, 2010).
[12] Selon Sperber, une épidémiologie des représentations se fonde sur « deux classes de processus pertinents : les processus intra-individuels de la pensée et de la mémoire, et les processus interindividuels dans lesquels les représentations d’un individu affectent celles d’autres individus par le moyen de modifications de l’environnement physique qui leur est commun » (Sperber, 1996, p. 87).
[13] « S’appuyant sur l’expérience et la proximité, ils se réfèrent à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat. Ce savoir local donne aux habitants une fine connaissance des usages et du fonctionnement permanent de leur territoire » (Nez, 2011, p. 392).