Après avoir été longtemps cantonnées dans les domaines de la psychologie ou des neurosciences, les notions d’attachements, d’émotions, d’intimité, d’affects, de passions ou de sentiments sont désormais largement mobilisées par les chercheurs en sciences sociales. Elles forment une nébuleuse de termes qui ne sont pas toujours clairement définis et dont les usages varient. La profusion de débats et recherches fait ainsi émerger une relative confusion entre des notions qui, en plus de voyager entre ontologies (le social, le physiologique, le génétique, le philosophique), circulent et sont traduites en fonction de la langue du chercheur et de ses interlocuteurs.
Le transfert de ces notions d’un champ disciplinaire à l’autre n’y est pas étranger. L’héritage psychanalytique a en effet conduit à considérer dans un premier temps leur rôle dans la genèse de l’être culturel, que ce soit dans une perspective culturaliste [1] ou constructiviste [2]. Plus récemment, les émotions ont été captées sur le terrain pour renvoyer à des modes d’engagement dans la vie sociale, contribuant en quelque sorte à les définir. Elles peuvent ainsi contribuer à décrire aussi bien les routines du quotidien [3] que des bouleversements collectifs [4].
A la charnière entre psychanalyse et anthropologie, les travaux de Georges Devereux [5], ont toutefois ouvert la voie d’une réflexion sur la place des émotions dans le processus de recherche et d’écriture. Dans le cadre de réflexions épistémologiques, certains chercheurs ont ainsi accordé une plus large attention aux émotions dans leur démarche, pouvant mener à des introspections et réflexions très personnelles sur le statut de chercheur et de son ou ses interlocuteurs. Le compte rendu de Crapanzano et de son interlocuteur Tuhami n’est qu’un exemple de l’idée d’une co-construction des savoirs qui en découle [6]. Dans les années 1990, les questionnements d’ordre méthodologique...
En 1921, Marcel Mauss, dont on sait combien il a été un précurseur dans de nombreux champs socio-anthropologiques, rédigeait « L’expression obligatoire des sentiments », premier article en science sociale faisant état de la dimension sociale des émotions et de la ritualisation des usages du corps qui y sont liées. L’anthropologue invitait à voir les sentiments comme « non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite » (Mauss 1968, p. 81). Ce parti-pris allait alors à l’encontre des perspectives freudiennes selon lesquelles « les résidus d’expériences émotives » (Freud 1966, p. 15) constitueraient un ressort fondamental de la vie psychique et par conséquent une voie d’accès à la compréhension du comportement individuel. Dès 1909, Freud avait en effet établi un lien de causalité entre les désordres psycho-physiologiques et les événements qui marquent l’histoire personnelle d’une empreinte affective [16]. Les réflexions de Mauss n’ont toutefois eu que peu de prolongements durant cette première moitié du XXe siècle. Il fallut attendre les années 1950 pour que les émotions refassent peu à peu surface dans les questionnements des sciences sociales avant de conduire à l’explosion éditoriale que l’on voit aujourd’hui.
Les émotions sont pourtant au cœur de toute rencontre avec autrui et le principe d’enquête de terrain proposé par l’ethnologie y a d’emblée confrontée les chercheurs en posture d’observation des autres. Dans son journal de bord, Malinowski a ainsi dès les années 1920 rendu compte de son empathie mais aussi du dégoût et des angoisses ressentis lors de son séjour auprès des Trobriandais. La publication posthume de ce témoignage (Malinowski, 1967) a néanmoins causé la stupeur de la communauté scientifique. Rendre publique les émotions du...