Marcel Mauss avait démontré au début du siècle dernier que le corps est le premier outil technique de l’homme (Mauss, 1995) et Jean-Marc Leveratto a relu ce texte fondateur de l’anthropologie du corps en soulignant qu’il mettait au centre de l’étude anthropologique la valeur affective et la réalité émotionnelle des techniques du corps (Leveratto, 2006 : 34). La technique corporelle de la danse sculptant le corps des danseurs, la création chorégraphique « révèle » le sujet, pour utiliser la métaphore du développement photographique. Freud décrivait le moi, instance du sujet en ces termes : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface » (Freud, 1991 : 270). Il précisait que le moi est dérivé des sensations corporelles et représente l’appareil mental. C’est dire la place que le corps occupe dans le processus de subjectivation. Par ailleurs, Vincent De Gaulejac a largement mis en évidence le fait que la narration est un mode de subjectivation créative [1] (De Gaulejac, 2009 : 67-70). Il a en effet montré que le processus de subjectivation est lié à un tri dans l’histoire personnelle de chaque sujet, à une construction identitaire réalisée à travers un récit de soi passant par la création artistique et par l’utilisation de la langue comme du langage non-verbal. Pour le sociologue clinicien, il s’agit d’une recréation de soi qui donne un sens à sa propre histoire (De Gaulejac, 2009 : 184-185).
Je montrerai ici que la chorégraphie en solo permet aux danseurs de penser leur identité, en particulier lorsque les nécessités d’une biographie prise dans les remous de l’Histoire obligent à "s’inventer". Cette étude est l’occasion d’approfondir la réflexion sur le processus de construction identitaire et de subjectivation : s’il est effet de la narration, la précision du travail de terrain, en croisant observations et...
En 1921, Marcel Mauss, dont on sait combien il a été un précurseur dans de nombreux champs socio-anthropologiques, rédigeait « L’expression obligatoire des sentiments », premier article en science sociale faisant état de la dimension sociale des émotions et de la ritualisation des usages du corps qui y sont liées. L’anthropologue invitait à voir les sentiments comme « non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite » (Mauss 1968, p. 81). Ce parti-pris allait alors à l’encontre des perspectives freudiennes selon lesquelles « les résidus d’expériences émotives » (Freud 1966, p. 15) constitueraient un ressort fondamental de la vie psychique et par conséquent une voie d’accès à la compréhension du comportement individuel. Dès 1909, Freud avait en effet établi un lien de causalité entre les désordres psycho-physiologiques et les événements qui marquent l’histoire personnelle d’une empreinte affective [28]. Les réflexions de Mauss n’ont toutefois eu que peu de prolongements durant cette première moitié du XXe siècle. Il fallut attendre les années 1950 pour que les émotions refassent peu à peu surface dans les questionnements des sciences sociales avant de conduire à l’explosion éditoriale que l’on voit aujourd’hui.
Les émotions sont pourtant au cœur de toute rencontre avec autrui et le principe d’enquête de terrain proposé par l’ethnologie y a d’emblée confrontée les chercheurs en posture d’observation des autres. Dans son journal de bord, Malinowski a ainsi dès les années 1920 rendu compte de son empathie mais aussi du dégoût et des angoisses ressentis lors de son séjour auprès des Trobriandais. La publication posthume de ce témoignage (Malinowski, 1967) a néanmoins causé la stupeur de la communauté scientifique. Rendre publique les émotions du...