Préambule
Dans son livre La force de l’âge (1960), Simone de Beauvoir rapporte son expérience après une chute d’une corniche durant l’escalade des Trois-Évêchés. Elle rapporte un événement vécu lors d’un été passé dans le sud-est de la France pendant les années 1930 :
« Eh bien voilà ! me dis-je. Ça arrive, ça m’arrive, c’est fini ! » Je me retrouvai au fond du ravin, la peau de la cuisse arrachée mais les os indemnes ; je m’étonnai d’avoir éprouvé si peu d’émotion quand j’avais cru frôler la mort. Je ramassai mon sac, je galopai jusqu’au Lauzet, j’arrêtai une auto de l’autre côté de la montagne, au chalet-hôtel du Col d’Allos ou je m’endormis en me disant sombrement : « j’ai perdu une journée ! »’. (1960 : 240-241).
En tant que chercheur qui, entre autres choses, étudie les lieux vertigineux et les pratiques à haut risque, j’ai également raté des ascensions et subi de telles chutes. En fait, une vision obsédante me hante continuellement – celle de quelqu’un qui hisse mon corps entravé du fond d’un précipice abrupt que je viens d’explorer seul. L’objet de la recherche anthropologique n’a pas vocation à se pencher sur ce type d’obsessions individuelles, ni même de comprendre pourquoi des gens s’adonnent à de telles pratiques à titre singulier. Cela serait plutôt le domaine du psychologue. Ce qui intéresse l’anthropologue, c’est l’aspect social de la question, son contexte et les interconnexions entre le « comment », le « quand » et le « où » de telles activités. L’idée de recourir à une introspection personnelle, comme l’invite à le faire l’expérience de Simone de Beauvoir, est d’ouvrir sur des questions plus larges que pose le choix de courir des risques, le désir d’éprouver des frissons et de se divertir par le biais d’expériences aventureuses.
La distorsion du temps est...
Marcel Mauss avait démontré au début du siècle dernier que le corps est le premier outil technique de l’homme (Mauss, 1995) et Jean-Marc Leveratto a relu ce texte fondateur de l’anthropologie du corps en soulignant qu’il mettait au centre de l’étude anthropologique la valeur affective et la réalité émotionnelle des techniques du corps (Leveratto, 2006 : 34). La technique corporelle de la danse sculptant le corps des danseurs, la création chorégraphique « révèle » le sujet, pour utiliser la métaphore du développement photographique. Freud décrivait le moi, instance du sujet en ces termes : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface » (Freud, 1991 : 270). Il précisait que le moi est dérivé des sensations corporelles et représente l’appareil mental. C’est dire la place que le corps occupe dans le processus de subjectivation. Par ailleurs, Vincent De Gaulejac a largement mis en évidence le fait que la narration est un mode de subjectivation créative [6] (De Gaulejac, 2009 : 67-70). Il a en effet montré que le processus de subjectivation est lié à un tri dans l’histoire personnelle de chaque sujet, à une construction identitaire réalisée à travers un récit de soi passant par la création artistique et par l’utilisation de la langue comme du langage non-verbal. Pour le sociologue clinicien, il s’agit d’une recréation de soi qui donne un sens à sa propre histoire (De Gaulejac, 2009 : 184-185).
Je montrerai ici que la chorégraphie en solo permet aux danseurs de penser leur identité, en particulier lorsque les nécessités d’une biographie prise dans les remous de l’Histoire obligent à "s’inventer". Cette étude est l’occasion d’approfondir la réflexion sur le processus de construction identitaire et de subjectivation : s’il est effet de la narration, la précision du travail de terrain, en croisant observations et...