La revue InFluxus propose aujourd’hui ce numéro spécial consacré aux notions de vision(s) et de regard(s) en s’interrogeant plus spécifiquement sur la nature matérielle et immatérielle du regard de l’artiste et du spectateur, parfois entre connivence et crainte, compréhension dans un langage commun ou conflit entre intentions et interprétations. Dans un souci de donner un moyen d’expression à ceux qui explorent des voies inventives, soucieux aussi de sortir des champs de recherches jalonnés, pour déployer une approche critique par le croisement des sciences, ces articles de divers horizons contribueront, nous l’espérons, à poursuivre la réflexion et à préciser la notion du « voir » dans le champ des sciences humaines. Voir ou ne pas voir, croire ou ne pas croire, l’œil et le regard traduisent bien plus que l’expression d’un sens, ils aident à la captation du fait personnel, social, institutionnel ou culturel.
Cette recherche prend appui sur une pratique de la sténopéphotographie prise dans sa singularité – celle de l’auteur. L’accent y est mis sur des manifestations visuelles marginales qui permettent d’interroger la vision, le regard, à partir de phénomènes discrets, périphériques, en dehors du champ central de la vision, là où l’image est la plus nette, la mieux informée, se décentrant, déplaçant l’attention vers les bords, à la marge de ce que l’observation tient habituellement pour important : accepter le flou et l’indéterminé pour laisser venir à soi une autre forme de vision, au péril de l’informe, au risque de se perdre dans l’image autant pour l’opérateur que pour l’observateur.
Comment dire l’invisible ? Comment exprimer d’infimes sensations visuelles ? Comment faire droit à des manifestations à la marge de la vision ?
Aux marges du visible, la sténopéphotographie, photographie pratiquée avec une simple boîte noire (une camera obscura) percée d’un trou minuscule en guise d’objectif (un sténopé), nous porte ici à questionner la vision, entre vision humaine et vision appareillée. Cette réflexion s’appuie sur une expérimentation autour du visible, s’inscrit dans le cadre d’une démarche artistique dans laquelle la sténopéphotographie s’attache aux impressions visuelles de l’opérateur. La démarche s’appuie sur l’expérimentation, se nourrit d’aléas susceptibles de perturber, de questionner la pratique photographique. Le parti pris est le suivant : la ressemblance avec le sujet photographié n’est plus de mise : ce sont les accidents du dispositif qui retiennent notre attention. Dans un tel contexte, la sténopéphotographie avec ses images parfois très brouillées, à peine lisibles, dissemblables du sujet photographié, semble n’être plus qu’à elle-même, mettant en avant le dispositif employé - essentiellement par ses faiblesses - dans les imperfections de formation de...
« (...) ce que l’on attend d’un regard humain, jamais on ne le rencontre
chez Baudelaire. Il décrit des yeux qui ont perdu, pour ainsi dire, le pouvoir de regarder. »
Walter Benjamin, 1939, p. 201
Todorov (1995) considère le besoin d’être regardé comme un besoin constitutif de l’humain : par ce comportement par lequel l’individu cherche à capter le regard d’autrui par différentes facettes de son être, de son physique, de son intelligence, de sa voix ou de son silence, l’acteur tenterait d’être reconnu par ses pairs. Par le regard, les autres confirmeraient donc notre existence. Rousseau va de même jusqu’à affirmer qu’il n’est pas d’existence humaine sans le regard que nous portons les uns sur les autres ; il nous permettrait de combler un « désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences ».
Or, aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, et notamment dans la société dite « des écrans », il semblerait que ce besoin d’être regardé soit devenu inassouvissable. Aujourd’hui, les écrans sont partout et nous permettent de voir et d’être en contact continu avec le monde. Les nouvelles technologies ont permis à l’individu de faire preuve d’ubiquité. Il peut être partout à la fois, partager ses opinions et ses photographies, apprécier ou haïr, être vu et voir l’autre, et ce, depuis une contrée lointaine à la seule force d’un clic. Toutes sortes de sites visant à s’exposer en continu ont fait surface dont Facebook, Instagram, Snapchat, Youtube n’en représentent qu’une liste non-exhaustive. L’« Avatar », à savoir l’incarnation, ou encore le « profil » sont autant de moyens usités par les acteurs pour faire acte de « présence » sur Internet (Casilli, 2010). Aujourd’hui, l’individu est confronté à « une multitude de regards qui l’observent, le scrutent ou l’ignorent, le délaissent » (Haroche, 2011, p. 85).
Par...
Les années 1930 incarnent la décade de la photographie dans la presse. Alors que les journaux informatifs introduisent peu à peu dans leurs pages la photographie, les magazines illustrés - nouveaux nés de la presse - érigent les images comme figure centrale d’un nouveau discours narratif et se spécialisent dans des thématiques singulières comme Voilà, Marianne, Vu, etc. Apparue en octobre 1928 sous l’égide de ZED-publication, filiale non avouée de la maison d’édition Gallimard, la revue Détective développe une rhétorique de l’image répondant à la fois aux aspirations de l’époque dont au premier chef le nouveau diktat de la photographie dans la presse mais également à un discours unique et complexe. A l’heure où le désir de « voir » [65] supplante la probité de l’information, le cas de Détective soulève des particularités définies par sa thématique spécialisée : le fait divers. Bien que majoritairement laissée pour compte, l’iconographie vernaculaire porte pourtant intrinsèquement les structures des avant-gardes du XXe siècle et incarne les axes fondateurs des réflexions engagées par l’art. L’analyse du corpus de Détective permet de comprendre l’intérêt que ses contemporains ont pu lui accorder, notamment les surréalistes et contribue à écrire, pour reprendre les termes d’Anne McCauley, « une histoire alternative » [66] à l’Histoire de l’art, « […] celles des moments et des lieux où les premiers chercheurs, les premiers artistes, ont commencé à regarder, à collecter ou à faire l’éloge du tout-venant photographique. » [67]
Cantonné jusqu’alors à quelques colonnes dans les périodiques informatifs, Détective est le premier en France à allouer l’intégralité de ses pages à cette rubrique secondaire, bouleversant les codes traditionnels du fait divers dont la seule valeur et définition résident dans son opposition à toutes les autres catégories (politiques, économiques,...
L’œil du peintre, ouvert sur le monde, trouve sans doute l’une de ses allégories les plus opératoires dans l’orbe du miroir dont la surface réflexive, comme le regard, capte les images, les recompose et reproduit l’image d’objets placés face à lui. A l’objet miroir peut donc être naturellement associée une relation analogique entre la réalité virtuelle que ce dernier restitue spontanément et la recréation artificielle du réel opérée par l’œil du peintre. Le recours à l’objet miroir s’impose dès lors comme l’un des signes « poétiques » les plus efficients pour sonder, en un temps et un lieu donnés la posture ontologique du regard de l’artiste, son parti pris : le miroir apparaît en d’autres termes, au-delà de son simple intercesseur technique, comme son chronotope [121].
Cette analogie signifiante entre la réflexion de l’œil de l’artiste et celle du miroir explicitement intégré dans la représentation, fut particulièrement expérimentée durant le Maniérisme italien, l’une des périodes de production artistique les plus enclines à expérimenter les distorsions du champ de vision naturel autorisées par le medium du miroir. Ces distorsions du regard, dont le miroir se fait l’explicite écho figuratif, sont révélatrices des points de vue déviants qui sont alors en train de s’opérer, transformant la conception et fonction même de l’œil de l’artiste [122], après plus de deux siècles de règne sans partage du point de fuite perspectif, unique et rassurant [123]. Notre propos sera ici d’illustrer de quelle manière l’exactitude du reflet du miroir plan, instrument privilégié par le peintre de la Renaissance pour observer et mesurer exactement le monde, selon les lois de la perspective optique, se chargea dans les représentations du début du XVIe siècle d’une valeur et d’une fonction déviantes. Nous examinerons en particulier la dislocation de la perception qui, en écho aux temps...