L'auteur
Dolores Martin-Moruno
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- Attirance irresistible
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Référence
Dolores Martin-Moruno, « Le coup de foudre : L’histoire d’une émotion électrique dans le monde francophone (XVIIIe-XIXe siècles) », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2015. URL : http://www.influxus.eu/article1021.html - Consulté le 20 novembre 2024.
Le social affecté
Le coup de foudre : L’histoire d’une émotion électrique dans le monde francophone (XVIIIe-XIXe siècles)
par
Résumé
La représentation électrique de la passion amoureuse a une histoire dont les origines sont profondément ancrées dans la culture française de la seconde moitié du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle ; un moment où l’on peut constater l’apparition de l’expression coup de foudre pour se référer au domaine sentimental. L’analogie entre le phénomène météorologique de la foudre et la passion amoureuse nous a conduits à examiner les ressemblances entre les dispositifs inventés par les savants pour contrôler les effets dévastateurs de la foudre, comme les paratonnerres, et les mécanismes sociaux développés pour maîtriser la passion brusque, violente et démesurée, telle que la popularisation d’une éducation sentimentale dans la littérature française par des écrivains comme Stendhal, Balzac et Flaubert. Cet article vise ainsi, à montrer que notre conception contemporaine du coup de foudre prend forme dans un contexte historique très précis pour désigner une sorte de passion qui méprise tout engagement avec la société et notamment, avec l’institution du mariage moderne.Abstract
The electric representation of love passion has a history whose origins are deeply rooted in the French culture of the second half of the eighteenth century and the first half of the nineteenth century; a moment, in which we can observe the apparition of the expression coup de foudre to refer to the sentimental domain. The analogy between the meteorological phenomenon of lighting and the loving passion has lead us to examine the similarities between the devices invented by scientists in order to control the devastating effects of lighting, such as the lighting rod, and the social mechanisms developed in order to control the impetuous, violent and exaggerated passion, such as the popularization of a sentimental education in French literature by writers such as Stendhal, Balzac and Flaubert. Thus, this article aims at showing that our contemporary understanding of the coup de foudre takes shape in a very specific historical context to designate a sort of passion despising all engagement with society and notably, with the modern institution of marriage.Avoir un coup de foudre est une expression courante en français pour exprimer l’attirance irrésistible que nous éprouvons envers un objet ou une personne que l’on vient de rencontrer d’une manière inattendue. On peut avoir un coup de foudre pour un appartement, pour une robe et bien sûr, pour un(e) inconnu(e) qui apparait comme LA PERSONNE avec qui l’on a toujours rêvé de passer le reste de sa vie. Le coup de foudre amoureux est la découverte de cette moitié attendue depuis le plus jeune âge, de ce double qui nous renvoie notre propre image comme s’il s’agissait du reflet d’un miroir. C’est un phénomène mystérieux qui nous montre les limites de ce que l’on peut expliquer, c’est-à-dire, de ce qui est rationnel et qui provoque en nous, surement pour cela, une profonde stupéfaction similaire à l’engourdissement produit par l’électricité [1] Inspiré par cette analogie, le poète Heinrich Heine s’interrogeait ainsi, sur l’essence de l’amour au début du dix-neuvième siècle :
Ce que sont les coups de bâton, on le sait ; mais ce qu’est l’amour, personne encore ne l’a découvert. Quelques philosophes modernes ont soutenu que c’était une sorte d’électricité. Cela est possible ; car, dans le moment où l’on s’amourache, on sent comme un rayon électrique de l’œil de l’objet aimé qui frappe droit dans le cœur (Heine, 1834, p. 226).
C’est précisément ce caractère énigmatique du coup de foudre qui nous invite à nous interroger sur sa nature, ainsi que sur les particularités qui peuvent entrainer l’expression française de l’expérience de cette attirance physique irrésistible et inexplicable par rapport à d’autres univers culturels. Bien que nous puissions constater des représentations similaires de l’amour subit et sauvage dans toutes les langues comme love at first sight en anglais et Liebe auf der ersten Blick en allemand qui font référence à la vue, ou encore flechazo en espagnol qui fait allusion à la flèche mythique envoyé par Cupidon ; l’appropriation du phénomène météorologique de la foudre semble être une spécificité de la langue française comparable au colpo di fulmine en italien et dragoste pre fulgeratoare en roumain, des expressions qui sont vraisemblablement des calques syntactiques de la locution française. [2] De plus, parmi les diverses manières que nous retrouvons pour exprimer cet amour passionnel dans différentes langues, la métaphore française du « coup de foudre » est particulièrement puissante car elle met en avant les ressemblances entre l’affinité affective et physique qui se produit de manière instantanée entre deux personnes et la décharge électrique violente occasionnée entre deux nuages d’orage où entre un nuage et la terre ; une secousse qui peut entraîner des changements d’état physiologique chez l’individu comme des brûlures, tremblements, paralysies ou, de plus graves conséquences encore, comme la mort. [3]
Néanmoins, la passion amoureuse n’a pas toujours été perçue par l’intermédiaire de la métaphore de la foudre en français. Du point de vue linguistique, l’utilisation de l’expression « coup de foudre » pour se référer au domaine sentimental remonte à la seconde moitié du dix-huitième siècle ; moment où l’on peut constater l’acceptation du nouveau sens de cette expression dans les dictionnaires de l’époque. [4] En prenant comme point de départ cette altération sémantique, cet article vise à examiner les transformations culturelles qui ont donné lieu à la naissance de cette expression affective dans le monde francophone et, notamment celles concernant les changements dans les codes de la conduite amoureuse. [5] Afin de reconstruire l’histoire du coup de foudre, on recourra à l’analyse des textes philosophiques, littéraires, psychologiques, psychiatriques ou encore, ceux appartenant à la nouvelle science de l’électricité développée pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle. [6] Cette approche multidisciplinaire, qui est propre au programme de recherche appelé parmi les spécialistes « Histoire des émotions » (Rosenwein, 2006, pp. 33-48), « Histoire des sensibilités » (Febvre, 1941, pp. 5-20) ou encore, « Histoire de l’affectivité » (Boquet et Nagy, 2011, pp. 5-24) va nous permettre d’expliquer de manière globale le processus par lequel a été façonné notre image contemporaine de l’amour soudain et violent comme une décharge électrique entre le ciel et la terre. [7]. -tenu de cette comparaison entre « le feu du ciel », la foudre, et le « feu sexuel », la passion amoureuse, nous allons interpréter l’apparition de cette métaphore comme une transposition de la nouvelle signification scientifique que reçoit la foudre dans les codes amoureux en vigueur entre la seconde moitié du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle. [8]
Sur les origines et les formes de l’amour
Avant d’entreprendre cette étude sur l’histoire du coup de foudre, il faut tout d’abord distinguer deux aspects de l’amour qui sont souvent conçus comme contradictoires : le coup de foudre et le sentiment amoureux. Alors que l’amour désigne un sentiment d’affection et d’attachement qui germe avec le temps, c’est-à-dire qui a « une étendue temporelle » ; le coup de foudre révèle un caractère ponctuel et instantané qui correspond à ce qu’on appelle une émotion : « un choc brusque, souvent violent et intense » (Ribot, 1896, p. 21). Le psychologue Théodule Ribot expliquait la différence entre coup de foudre et sentiment amoureux de la manière suivante :
Sur l’origine de la passion, les moralistes et les romanciers ont fait cette remarque qu’elle naît de deux manières différentes : par coup de foudre ou par « cristallisation », par action brusque ou par actions lentes. Cette double origine dénote une prédominance tantôt de la vie affective, tantôt de la vie intellectuelle. Quand la passion naît par coup de foudre, elle est issue directement de l’émotion elle-même et en conserve la nature violente, autant du moins que sa métamorphose en une disposition permanente le permet. Dans l’autre cas, le rôle initiateur est dévolu aux états intellectuels (images, idées) et la passion se constitue lentement par l’effet de l’association (…) Cette forme de passion, en raison de son origine, a moins de fougue et plus de ténacité (Ribot, 1896, p. 73).
Bien que l’amour puisse naître d’une émotion ou d’un sentiment, cette dernière source est préférable pour Ribot car le coup de foudre représente toujours une phase transitoire qui doit aboutir à un état de plus longue durée ou bien disparaître à cause de sa fugacité intrinsèque. Cette ambigüité du coup de foudre comme un phénomène fascinant touchant uniquement certaines personnes privilégiées, mais qui à son tour se révèle être une expérience illusoire menant forcément les individus foudroyés à l’excès, est perceptible dans les représentations cinématographiques. Ainsi, des films comme Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2002) ou Le petit tailleur (2011) oscillent entre une reproduction de la rencontre amoureuse comme une expérience initiatique, unique et miraculeuse dans l’histoire personnelle de l’individu et celle d’une épreuve dangereuse et douloureuse impliquant « une discontinuité temporelle » , une interruption brutale d’une trajectoire de vie et entraînant par conséquent, la redéfinition de la biographie du sujet foudroyé par rapport à cette rencontre originaire. [9] À ce propos, Roland Barthes écrivait dans ses Fragments d’un discours amoureux en paraphrasant les fameux vers du Phèdre de Jean Racine, que le coup de foudre symbolisait toujours la reconstruction :
[…] d’une image traumatique, que je vis au présent, mais que je conjugue (que je parle) au passé : « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue » : le coup de foudre se dit toujours au passé simple : car il est à la fois passé (reconstruit) et simple (ponctuel) : c’est, si l’on peut dire : un immédiat antérieur. L’image s’accorde bien à ce leurre temporel : nette, surprise, encadrée, elle est déjà (encore, toujours) un souvenir (…) : lorsque « je revois » la scène du rapt, je crée rétrospectivement un hasard : (…) je ne cesse de m’étonner d’avoir eu cette chance : rencontrer ce qui va à mon désir ; ou d’avoir pris ce risque énorme : m’asservir d’un coup à une image inconnue (et toute la scène reconstruite opère comme le montage somptueux d’une ignorance) (Barthes, 1977, pp. 227-8).
Ce que Barthes semble nous dire avec cette affirmation sur l’amour immédiat, brutal et imprévu qui secoue l’existence de la personne parfois jusqu’à la dévaster complètement est qu’il s’agit paradoxalement d’une expérience dont le caractère redoutable et l’efficacité nécessitent une médiation pour prendre forme à la manière d’une confession, car la personne foudroyée est incapable de raconter son expérience dans un tel état d’éblouissement. Alors que le coup de foudre symbolise la négation du temps et de l’espace, cette expérience de l’instant éternel fait toujours appel à la médiation narrative pour devenir une émotion qu’on partage avec les autres. - [10]
C’est justement cet aspect du coup de foudre - sa forme narrative - qui nous permet de comprendre les formes rhétoriques qui sont mobilisées pour exprimer la rencontre amoureuse comme un phénomène qui va au-delà du psychologique, car il s’articule en accord à une structure-type incluant des éléments communs : (a) un préalable état de frustration, d’ennui ou de mélancolie, (b) la fascination provoquée par la vue de l’amant(e) qui est toujours marquée par le mystère et (c) le désir physique irréfrénable qui peut même entraîner des comportements pathologiques comme la folie ou le suicide. [11] Nous pouvons retrouver un excellent exemple de l’articulation de ces différents éléments dramatiques dans le roman intitulé La vieille fille d’Honoré de Balzac.
La grisette, qui certes a l’instinct de la misère et des souffrances du cœur, ressentit cette étincelle électrique jaillie, on ne sait d’où, qui n’explique point, que nient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a été éprouvé par beaucoup de femmes et d’hommes. C’est tout à la fois une lumière qui éclaire les ténèbres de l’avenir, un pressentiment des jouissances pures de l’amour partagé, la certitude de se comprendre l’un et l’autre ; c’est surtout comme une touche habile et forte faite par une main de maître sur le clavier des sens ; le regard est fasciné par l’irrésistible attraction, le cœur est ému, les mélodies du bonheur retentissent dans l’âme aux oreilles, une voix crie : - c’est lui. Puis, souvent la réflexion jette ses douches d’eau froide sur cette bouillante émotion, et tout est dit. En un moment, aussi rapide qu’un coup de foudre, Suzanne reçut une bordée de pensées du cœur ; un éclair de l’amour vrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage et de la dissipation (Balzac, 1841, p. 6).
Bien que le coup de foudre soit vécu comme une expérience intime chez la personne ou le couple, qui semble habiter dans un univers en dehors du réel, cette émotion répond à certains patrons culturels qui permettent de nous représenter « le commencement du fait amoureux » , « la scène initiale au cours de laquelle » (Barthes, op. cit.) nous nous imaginons une histoire d’amour vraie. Peu importe si le coup de foudre finit par devenir une relation stable, un mariage ou se révèle finalement comme un échec car son destin tragique est précisément d’être éphémère. Dans ce sens, l’analogie entre le phénomène météorologique et émotionnel de la foudre vise à construire une conception de l’amour passionnel qui « méprise l’épreuve de l’engagement dans les rapports sociaux » (Shorter, 1981, p. 13), c’est-à-dire qui se construit par définition contre l’institution du mariage moderne au cours du XVIIIe siècle et qui pourtant, la justifie en montrant le destin tragique de ce genre de transgression sociale.
Comme nous allons le voir, une analyse sur les changements perçus dans la représentation du coup de foudre à cette période montre que des symboles comme la passion et le feu renouvèlent leur affiliation culturelle par l’intermédiaire d’images scientifiques comme l’électricité. C’est pour cela, qu’on examinera les ressemblances entre les inventions proposées par les savants afin de contrôler les effets dévastateurs de la foudre, comme les paratonnerres, et les mécanismes développés pour maîtriser la passion amoureuse démesurée dans la société française, tels que la création d’une éducation sentimentale notamment popularisée par des personnalités littéraires comme Stendhal, Balzac et Flaubert. [12]
Etymologie et mythologie du coup de foudre
Pour comprendre l’évolution historique de cette émotion électrique dans le monde francophone, une enquête s’impose tout d’abord sur l’étymologie du syntagme formé par « coup » et « foudre » , ainsi que sur la signification mythologique, scientifique et affective de ce phénomène symbolisant le feu du ciel. D’un côté, le mot « coup » est présent dans de nombreuses expressions composées en français. Ainsi, par exemple, on parle d’un « coup de chance » pour désigner un heureux hasard ou d’un « coup d’état » pour se référer à la prise du pouvoir de manière violente et illégale. Dans toutes ces locutions le mot « coup » , qui signifie « l’impression que fait un corps sur un autre en le frappant, le perçant, le divisant » (Dictionnaire de l’Académie française, 1798, p. 328) contribue à donner une impression de rapidité à l’action dont on parle. D’ailleurs, selon le Dictionnaire de Pierre Richelet, le mot « coup » employé seul pouvait déjà s’appliquer à la fin du XVIIe siècle au domaine des passions, mais il été plus fréquemment associé à la stupeur causée par un événement inattendu et catastrophique (Richelet, 1728, p. 580).
D’un autre côté, l’étymologie de « foudre » nous indique qu’il s’agit d’un mot emprunté à la forme latine fulgura ou fulgur qui signifiait à l’origine, « éclair » . Selon le Dictionnaire de l’Académie Française publié en 1798, on appelle foudre « l’exhalaison enflammée qui sort de la nue avec éclat et violence » et aussi le « symbole adopté par les sculpteurs antiques, attribué à Jupiter » incarnant une arme capable d’exprimer la colère de la divinité (Dictionnaire de l’Académie française, 1798, p. 606). Comme le philosophe Gaston Bachelard l’a montré, la foudre représente dans la pensée mythique ce qu’on appelle le « feu du ciel » ou « feu frappé » et qui contrairement au « feu frotté » (Bachelard, 1949, pp. 34-6 et Schurmans, 2010, p. 6) - le feu du foyer, du chaud et du contrôle - symbolise l’instance sacrée qui échappe au contrôle de la volonté, provoquant la peur chez l’homme. De plus, selon Bachelard « ce feu du ciel » est étroitement lié dans les structures de la pensée humaine à notre conception de la passion amoureuse par opposition au feu du foyer, qui nous renvoie au sentiment amoureux cultivé dans la sérénité (Bachelard, op.cit.).
Ces rapports métaphoriques entretenus entre le feu et l’amour vont être renouvelés pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle grâce aux recherches scientifiques sur la nature électrique de la foudre car le phénomène physique du frottement est alors interprété comme ayant des fortes connotations sexuelles. - [13] Bien que l’expression « coup de foudre » soit fréquente dès la Renaissance pour annoncer une catastrophe humaine comme l’éclatement d’une guerre, c’est au XVIIIe siècle que l’on peut constater une association de ce phénomène à l’amour de Dieu et pas uniquement à sa colère. [14] Plus tard, dès la fin du XVIIIe siècle, cette métaphore commence à être utilisée dans un sens transposé, intériorisé sur le plan émotionnel, pour signifier l’amour subit et violent. Ainsi, Jean-Jacques Rousseau nous offre dans Les Confessions une très belle description des effets physiologiques de l’amour avec le langage de la science de l’électricité, quand il décrit sa rencontre avec mademoiselle de Graffenried. [15]
L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried je tremblois de joie ; et quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le cœur me battoit si fort qu’elle s’on aperçut : elle me dit que le sien lui battoit aussi pour la frayeur de tomber (Rousseau, 1835, p. 26).
Cette transformation dans la locution française nous fait penser que notre conception contemporaine du coup de foudre amoureux compris comme une décharge d’électricité atmosphérique entre les nuages et la terre qui se manifeste par « une vive lueur (l’éclair) et une violente détonation (le tonnerre) » apparaît suite à la controverse scientifique sur la nature électrique de la foudre et la discussion sur les moyens potentiels qui devaient être mis en place par les hommes pour se défendre de ses effets dévastateurs. Il faudra attendre la désacralisation du phénomène météorologique de la foudre qui a lieu à la fin du XVIIIe siècle suite à l’acceptation de l’explication naturaliste pour qu’on puisse exprimer cette idée du choc amoureux produit par une sorte de décharge électrique provenant du ciel. [16]
En effet, la discussion sur la nature de la foudre a eu un retentissement particulier en France où les recherches sur l’électricité étaient devenues une fascination, pas exclusivement pour les savants appartenant à l’Académie des Sciences de Paris, mais aussi pour une grande partie des amateurs qui répétaient des expériences dans leur cabinet de physique. Dans la France prérévolutionnaire, l’électricité comme le magnétisme étaient loin de ne constituer qu’un champ de la science académique et les recherches expérimentales liées à cette branche de la connaissance appartenaient au plus vaste domaine de ce qu’on appelle « la science populaire » . [17]
La démultiplication de publications concernant l’électricité à cette époque et en rapport à des matières comme l’électricité médicale et au phénomène de la foudre renforce cette thèse. Entre 1771 et 1820 sont apparus 487 articles dans le Journal de Physique dont 18% étaient consacrés à analyser les rapports entre l’électricité et le vivant et 20% au phénomène de la foudre, ce qui « confirme l’importance sous-estimée dans la production scientifique de deux grandes applications de l’électricité au XVIIIe siècle, le paratonnerre et l’électricité médicale » (Blondel, 2000, p. 216).
Bien que l’américain Benjamin Franklin soit reconnu universellement comme la personnalité qui établit pour la première fois que la foudre est un phénomène électrique suite aux expériences qu’il mène à Philadelphie en 1752 avec un cerf-volant, la réception en France de cette découverte allait faire sensation à tel point que le Roi Louis XV allait remercier personnellement le savant américain. [18] Cette fascination pour la foudre comme phénomène météorologique précède la publication de la découverte de Franklin. En 1750, la nature électrique de la foudre faisait l’objet de la dissertation du médecin Denis Barberet (1714-1770), qui remporte le prix de l’Académie royale des Belles-Lettres, Sciences et Arts de Bordeaux. [19] Trois ans après, le physicien Jacques de Romas (1713-1776), qui avait déjà écrit un mémoire sur ce sujet en 1750, assure avoir réalisé l’expérience du cerf-volant bien avant Franklin. [20]
De plus, le célèbre savant américain allait trouver un de ses plus infatigables supporters en France, Thomas-François Dalibard (1703-1779), premier savant à répéter l’expérience du cerf-volant à Marly-la-Ville en 1752 et à traduire ses écrits en français. Franklin, lui-même allait devenir membre associé étranger de l’Académie des Sciences en 1772, grâce au travail de popularisation de ses expériences menées par Dalibard et Jean Baptiste le Roy (1720-1800), successeur de Nollet à l’Académie des Sciences, qui admettra l’utilité du paratonnerre pour prévenir les effets de la foudre sur la population. Néanmoins, la décision gouvernementale d’ériger des paratonnerres dans des villes comme Paris (où le premier est placé dans le quartier du Louvre) fut un processus beaucoup plus périlleux à cause de l’opposition de certains secteurs de la société qui considéraient l’usage de ces dispositifs comme une attaque contre la volonté de Dieu. [21]
À cet égard, plusieurs ouvrages sont publiés afin de changer les mentalités de l’époque comme L’essai sur le tonnerre considéré dans ses effets moraux sur les hommes écrit par le suisse Jean Lanteires, qui étaient précisément destinés à invalider la conception théologique du coup de foudre météorologique comme une punition divine ainsi qu’à démontrer les avantages de l’utilisation du paratonnerre, avec la description de la mort d’une jeune fille à Lausanne. [22] Ainsi, le paratonnerre devenait progressivement un objet de culte symbolisant la science du merveilleux à l’époque de la fin des Lumières. L’enthousiasme des Français pour ce dispositif allait si loin que les gens se promenaient avec des parapluie-paratonnerres ou des chapeaux-paratonnerres, ces objets devenant à la mode dans la capitale française. [23].
La préoccupation scientifique, puis la fascination sociale vis-à-vis du paratonnerre, allaient transférer l’expression « coup de foudre » dans le domaine sentimental pour désigner un amour subit et violent. Une preuve irréfutable de ce transfert est que le vaudois Jean Lanteires introduisit le thème du coup de foudre dans un ouvrage intitulé Quelques avis aux institutrices de jeunes demoiselles, où il n’hésitait pas à prévenir sur les conséquences morales inattendues de la passion amoureuse. - [24] Comme nous allons le voir dans la dernière partie de cette étude, la popularisation de cette métaphore électrique dans le monde francophone sera finalement le travail de certaines personnalités littéraires du XIXe siècle, qui vont réussir à condenser par l’intermédiaire de ce phénomène naturel une représentation poétique de la passion amoureuse qui durera jusqu’à nos jours.
La codification du coup de foudre dans la littérature sentimentale
En 1822, Stendhal écrivait dans son traité psychologique intitulé De l’Amour à propos du coup de foudre « qu’il faudrait changer ce mot ridicule ; cependant la chose existe » (Stendhal, 1857, p. 44). Selon lui, l’origine de cette métaphore dans le domaine affectif remontait à « ce que les romans du dix-septième siècle appelaient le coup de foudre, qui décide du destin du héros et de sa maîtresse » (Stendhal, 1857, pp. 6-7). Stendhal semblait se référer avec cette affirmation aux tragédies comme le Phèdre (1677) de Jean Racine, où le coup de foudre est décrit comme l’attraction irrésistible qu’éprouve Phèdre envers Hippolyte.
Néanmoins, nous devons au traité de Stendhal, la consécration de la représentation électrique de la passion amoureuse dans la littérature française par opposition à ce qu’il comprend comme la « cristallisation du sentiment amoureux » (Stendhal, 1857, op. cit.). Chez Stendhal, la cristallisation est le processus d’idéalisation grâce auquel la personne modèle la réalité sur ses désirs en couvrant de perfections l’objet aimé. Le mot « cristallisation » est utilisé en ce sens, par analogie avec un phénomène géologique qu’il explique avoir vu aux mines de sel de Salzbourg où :
[…] on jette dans les profondeurs abandonnées de ma mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes ; les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants (Stendhal, 1857, p. 5).
Dans De l’amour, un ouvrage à mi-chemin entre la littérature et l’analyse psychosociologique prétendant donner une « description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l’âme nommée amour » (Stendhal, 1857, p. VII), le coup de foudre devient un élément clé pour expliquer le premier stade d’un processus beaucoup plus complexe qui commence par l’admiration et continue avec le désir, l’espérance, puis donne lieu à la première cristallisation et ensuite, le doute qui s’installe dans l’esprit jusqu’à ce que l’on assiste à une deuxième cristallisation. Suivant l’approche de l’idéologie de Destutt de Tracy, Stendhal analyse l’expérience physiologique du coup de foudre comme l’état provenant de l’ennui, où l’on croit être dirigé par « une force supérieure » , qui nous a ravi la raison ; puis on rougit « de penser avec quelle rapidité et quelle violence on s’est vu entraîné vers l’autre » (Stendhal, 1857, p. 44). De cette façon, le coup de foudre s’explique par opposition au sentiment amoureux, car alors que la cristallisation atteint le sommet de l’amour dans la durée, le coup de foudre est un choc inattendu.
La morale qu’on peut tirer des histoires reproduisant des coups de foudre, comme celle de la jeune Wilhelmine racontée par Stendhal, ou bien celle de Fréderic dans L’Education sentimentale (1869) de Flaubert, est qu’il faut se méfier de la passion amoureuse car alors qu’elle se présente comme un moment unique et exceptionnel, elle se manifeste par la suite comme une expérience illusoire, inefficace pour construire les fondements d’une relation amoureuse qui puisse faire face au temps. [25] Dans un sens métaphorique, nous pouvons interpréter le rôle de la littérature française de la première moitié du XIXe siècle comme une sorte de « paratonnerre culturel » de cette passion menée à l’excès qui doit être reconduite dans les limites sociales du sentiment amoureux et donc, du mariage au sens moderne de ce terme. De cette façon, la codification du coup de foudre dans la littérature sentimentale indique la répercussion de certaines transformations sociales depuis la Révolution française, comme l’acceptation du mariage d’inclination, un contrat qui repose sur la liberté de choix et des sentiments partagés, et dont la principale menace était d’être foudroyé par la passion amoureuse. [26]
En conclusion, l’histoire de la représentation affective de cette étincelle éphémère, qui nous terrorise mais qui, en même temps donne la signification ultime à notre vie sentimentale, a montré que son expression dans la culture française n’a pas toujours été décrite par l’intermédiaire de la métaphore de la foudre. Son apparition doit être comprise comme le résultat d’un processus historique contingent où plusieurs facteurs ont joué un rôle capital : d’une part, les changements dans la perception scientifique de la foudre à la fin du XVIIIe siècle, ainsi que l’acceptation de certains dispositifs comme le paratonnerre pour éviter ses effets dévastateurs ; de l’autre, les transformations qui ont eu lieu dans la conduite amoureuse entre la seconde moitié du XVIIIe et le début du XIXe siècle et qui ont opposé l’amour conçu comme une passion et celui qui se nourrit d’un sentiment. Enfin, la popularisation du coup de foudre dans la littérature du XIXe siècle a consacré notre représentation actuelle de l’amour soudain et violent comme une décharge électrique entre le ciel et la terre. Si le coup de foudre est devenu aujourd’hui une expression courante dans notre vie quotidienne, elle révèle bien des vicissitudes de la vie affective du passé.
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[1] * Ce travail a été préalablement présenté lors de la conférence « Les émotions dans la culture française et francophone » qui a eu lieu en novembre 2014 à l’Université d’Haïfa (Israël). De plus, j’ai eu l’opportunité de discuter les thèses principales de cette étude avec les étudiants de mon cours « Emotion, corps et médecine : un regard historique » de l’Université de Genève. Je dois les remercier pour avoir échangé avec moi autour du coup de foudre.
[2] Houda Ounis et Danielle Leeman, « ‘Coup de foudre’ : métaphore ou signifié dans la langue ? », Serge Martin, Chercher les passages avec Daniel Delas. Paris : L’Harmattan, 2003, pp. 117-132 et Houda Ounis, « De la distinction entre nom d’émotion et nom de sentiment » Iva Novakova et Agnès Tutin (dir.), Le Lexique des émotions. Grenoble : Ellug, 2009, pp. 39-53. Concernant les calques linguistiques, il faut consulter Daniele Grasso, Innovazioni sintattiche in italiano alla luce della nozione di calco. Thèse de doctorat en linguistique italienne. Université de Genève, 2007, p. 33. La foudre est aussi impliquée dans plusieurs expressions utilisées pour se référer à l’amour en Thaïlande et Turquie.
[3] Sur les effets de la foudre sur l’organisme humain, et notamment sur l’apparition des figures de Lichtenberg sur la peau, voir L. Mermet et al., « La foudre : un phénomène redouté, des aspects cliniques souvent méconnus », Reanimation Urgences, 9, 2000, pp. 367-373.
[4] Le Dictionnaire de l’Académie française, atteste l’existence de la signification du coup de foudre amoureux à la fin du XVIIIème siècle. (1798, 5ème édition, p. 606). D’autres dictionnaires plus contemporains datent l’apparition du nouveau sens plus tard, en 1813. Cf. Alain Rey (dir.). Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires le Robert, 1992, tome I, Voir aussi, Claude Duneton, La Puce à l’oreille : Anthologie des expressions populaires avec leur origine. Paris : Balland, p.44.
[5] Sur les transformations de l’amour et de l’institution du mariage dans la France du XVIIIe siècle, il faut consulter Jean-Louis Flandrin, « Amour et Mariage au XVIIIe siècle », Le Sexe et l’Occident : Evolution des attitudes et des comportements. Paris : Le Seuil, 1981, pp. 83-96. Voir aussi à ce sujet, Philippe Ariès, « L’amour dans le mariage », Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité, pp. 116-122.
[6] Sur l’histoire du coup de foudre, voir Anouchka Vasak, « De l’orage dans l’air », Alain Corbin (dir.) La pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait. Paris, Aubier, 2013, pp. 143-176.
[7] Voir aussi, Quentin Deluermoz, Emmanuel Fureix, Hervé Mazurel et M’hamed Oualdi, « Écrire l’histoire des émotions : de l’objet à la catégorie d’analyse », Revue d’histoire du XIXe siècle, 47, 2002, pp.155-189)
[8] Daniel Vander Gucht, « La religion de l’amour et la culture conjugale », Cahiers internationaux de Sociologie, 97, 1994, pp. 329-353.
[9] Smain Laacher « Destins tragiques des coups de foudre. Les archives de Ménie Grégoire », Terrain, n° 27, 1996, p. 75.
[10] Sur la nécessité de la forme narrative pour comprendre la signification sociale du coup de foudre, voir Marie-Noëlle Schurmans et Lorraine Dominicé, Le Coup de foudre : Essai de sociologie compréhensive. Paris : PUF, 1997 ; Marie-Noëlle Schurmans, « D’amour et du feu » SociologieS [En ligne], Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, mis en ligne le 01 juin 2010, consulté le 11 octobre 2013. URL : http://sociologies.revues.org/3157.
[11] La structure narrative du coup de foudre est aussi examinée dans Patrick Martin, « D’un préalable mélancolique à l’occurrence du coup de foudre » L’évolution psychiatrique, 1994, vol. 59, no 4, p. 673.
[12] Sur le rôle du discours littéraire dans la codification des sentiments au tournant du XIXe siècle, voir Gabrielle Houbre, La Discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du Romantisme. Paris : Plon. 1997.
[13] Concernant l’utilisation de la terminologie scientifique pour se référer à l’amour au XVIIIe siècle, voir Philip Stewart, La masque et la parole, le langage de l’amour au XVIIIe siècle. Paris : José Corti, 1973, p. 38. Les connotations sexuelles de l’électricité produite par frottement ont été immortalisées dans des romans de l’époque. Cf. Révéroni de Saint-Cyr, Pauliska ou la perversité moderne. Mémoires récents d’une polonaise. Paris : Desjonquères, 1991.
[14] Concernant l’utilisation du « coup de foudre » pour se référer à la guerre, voir François Laurent, Étude sur l’histoire de l’humanité : la Révolution française. Paris : Marpon et E. Flammarion, 1867-8, p. 526. Pour sa part, l’historien suisse François Walter indique dans que dès le XVIIIe siècle le coup de foudre est associé à l’amour de Dieu. Voir Catastrophes : une histoire culturelle, XVI-XXI siècles. Paris : Le Seuil, 2008, p.141
[15] A propos de l’important rôle joué par Rousseau dans le tournant affectif du XVIIIe siècle, voir Philip Stewart, L’invention du sentiment. Roman et économie affective au XVIIIe siècle. Oxford : Voltaire Foundation, 2010. D’autres exemples préalables du coup de foudre dans la littérature française du XVIIIe siècle peuvent être retracés dans le roman du Comte de Caylus, Les Manteaux : recueil. Paris, 1745, p. 45 et dans l’ouvrage de Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville, Des Passions. Londres, 1775, p.26.
[16] Walter, op.cit., pp. 116-7.
[17] Concernant les intersections entre science populaire et électricité, voir Robert Darnton, La fin des Lumières : le mesmérisme et la Révolution. Odile Jacob : Paris, 1995.
[18] I. Bernard Cohen, « A Note concerning Diderot and Franklin », Isis, 46(3), 1955, p. 269.
[19] Denis Barberet, Dissertation sur le rapport qui se trouve entre les phénomènes du tonnerre et ceux de l’électricité. Bordeaux, 1750.
[20] Jacques de Romas, Mémoire, sur les moyens de se garantir de la foudre dans les maisons ; suivi d’une lettre sur l’invention du cerf-volant électrique, avec les pièces justificatives de cette même lettre. Bordeaux, 1776.
[21] Peter Heering, « Styles of Experimentation and the Attempts to Establish the Lightning Rod in Pre-Revolutionary Paris », Transactions of the American Philosophical Society, 99(5), pp. 121-143.
[22] Jean Lanteires, Essai sur le tonnerre considéré dans ses effets moraux sur les hommes et sur un coup de foudre remarquable. Lausanne, 1789. Voir aussi, Louis Dufour, « Note sur un coup de foudre Lausanne », Bulletin de la Société vaudoise des sciences naturelles, 52, 1865, p. 1-4 ; Daniel Colladon, Sur les dégâts causés par un coup de foudre d’une intensité exceptionnelle. Gauthier-Villars : Paris, 1887.
[23] Gaston Bonnefont, Le règne de l’électricité. Alfred Mame : Paris, 1895
[24] Jean Lanteires, Quelques avis aux institutrices des jeunes demoiselles. Lausanne : Chez Jean Mourer, 1788, p. 247.
[25] Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale : histoire d’un jeune homme. Michel Lévy Frères : Paris, vol. 1, 1870. A propos du topos littéraire du coup de foudre, voir aussi Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent : la scène de première vue dans le roman. Paris : José Corti, 1981.
[26] Sur le mariage d’inclination, voir Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux. Paris : Seuil, 1979 ; Maurice Daumas, Le Mariage amoureux : Histoire du lien conjugal à l’Ancien Régime. Paris : Armand Colin, 2004 et Suzanne Desan, The Family on Trial in Revolutionary France. University of California Press : Berkeley and Los Angeles, 2004.