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Jean-Baptiste Atsé N’Cho, « Les foyers de travailleurs migrants en région parisienne : "copies" des villages africains ou centres de mutations sociopolitiques ? », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2014. URL : http://www.influxus.eu/article845.html - Consulté le 10 octobre 2024.
Les foyers de travailleurs migrants en région parisienne : "copies" des villages africains ou centres de mutations sociopolitiques ?
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Résumé
Pendant longtemps décriés par les politiques français pour être passés du statut de structures d’accueil temporaires à résidences sociales permanentes, les foyers de travailleurs migrants (FTM) restent et demeurent encore des espaces d’accueil particuliers et essentiels pour les immigrés africains subsahariens en région parisienne à tel point qu’ils sont comparés à des « villages » africains dans la grande métropole de Paris. Quelle est donc la situation de l’immigration africaine en France, notamment dans les FTM, en région parisienne ? Qui sont ces Africains qui vivent dans les FTM ? Que font-ils ? Comment vivent-ils ? Quelles langues parlent-ils ? Comment se fait leur sociabilité à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs lieux de résidence ? Quelles mutations présente leur intégration en contexte migratoire ? C’est à ces questions que tentera de répondre cette contribution qui se fonde sur certains faits historiques pour décrire les trajectoires des mouvements migratoires de ces Africains subsahariens afin de comprendre comment et pourquoi ils choisissent un pays plus qu’un autre, voire une ville plus qu’une autre. Les modes de réappropriation et de reconfiguration de leurs nouveaux espaces d’accueil et la redéfinition permanente des identités sont au centre de nos réflexions à partir d’une étude sociolinguistique menée de 2005 à 2009 dans trois foyers de travailleurs migrants de Montreuil, une ville de la banlieue Est de la région parisienne.Introduction
Depuis quelques années, la question de la migration africaine dans le monde demeure l’une des préoccupations majeures en Europe, précisément chez les chercheurs et hommes politiques français. Dès le départ, « essentiellement régionales dans les pays du Sud, les migrations vers l’Europe se sont concentrées dans les pays de l’Union européenne qui compte dix-neuf millions d’étrangers, soit 5 % de la population » (Réa & Tripier, 2003 : 3). Mais, le choix de la destination des immigrés africains à travers le monde ne se fait pas au hasard. Pour le cas de la France comme choix de destination, cela date d’une longue histoire entre ce pays et ses anciennes colonies. Plusieurs raisons sont à mettre au profit en tenant compte de l’orientation des politiques de l’immigration des différents gouvernements français. D’abord, après la Seconde Guerre mondiale, la France, de par sa situation géographique qui en fait un lieu de croisement des commerces et des populations, puis par son histoire d’ancienne puissance coloniale, fait venir des travailleurs africains noirs pour la reconstruction du pays. Ensuite, dans les années 1960, l’émigration vers ce pays connaitra un développement inattendu, à la faveur de deux facteurs principaux. Premièrement, la France signe avec ses anciennes colonies du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal une convention permettant aux ressortissants de ces pays de rentrer librement en France. Deuxièmement, en prévention de l’indépendance de l’Algérie, le patronat français a facilité la venue des travailleurs noirs en guise de main-d’œuvre de substitution (Traoré, 1994 : 64).
Si le contexte de recrutement de travailleurs étrangers a favorisé une grande partie des ressortissants de la méditerranée, pour ce qui est de l’immigration africaine, en particulier celle des Africains subsahariens, le fait d’émigrer demeure et reste une affaire de projet qui se prépare longtemps pour les uns et spontanément pour les autres. La situation migratoire est donc une position spécifique dans ce rapport social à laquelle correspond un projet de carrière plus ou moins défini, c’est-à-dire des stratégies plus ou moins maitrisées (Timéra, 1996 : 31).
Enfin, pour Poiret,
« la présence française sur le continent africain (en terme d’hommes, d’idées, de produits, de système socio-politique) a précédé de beaucoup la présence des Africains en France. Globalement, on peut considérer que les mouvements migratoires des populations des pays sahéliens (Burkina-Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal) s’inscrivent dans un processus historique de paupérisation au profit des pays capitalistes développés, au premier rang desquels se trouve la France »
(Poiret, 1996 : 46-47).
Au regard de ce qui précède, l’immigration en région parisienne, au plan démographique, est majoritairement représentée par des populations africaines subsahariennes originaires de la Vallée du fleuve Sénégal (Mali, Mauritanie, Sénégal) dans les foyers pour travailleurs migrants, leurs espaces d’accueil privilégiés en contexte migratoire (Atsé N’cho, 2012). La mise en place de ces foyers demeure une évolution dans le système de logement des travailleurs immigrés. Ils sont souvent implantés dans les communes de banlieue limitrophes de Paris.
Lieu de vie économique et sociale pour les Africains (Fievet, 1996 ; Barou, 1986 ; 2001 ; Poiret, 1996 ; Diarra, 2000), le foyer est pendant longtemps au centre des polémiques (Barou, 1996 ; 2000 ; Desrumaux, 2000-2001 ; Bernardot, 2006). Conçus juste après la Seconde Guerre mondiale pour pallier le problème de logements des travailleurs noirs qu’on avait fait venir de leur pays pour la reconstruction de la France, les foyers de travailleurs migrants (FTM) étaient au départ des structures d’accueil temporaires. Autrement dit, les émigrés, en venant travailler en France, occupaient pour un laps de temps les foyers qui leur servaient de lieux de résidence et qui demeurent en quelque sorte le passage obligé de tout travailleur africain de la Vallée du fleuve Sénégal débarquant pour la première fois en France. Mais depuis lors, ces lieux gérés par des organismes particuliers sont devenus des résidences sociales permanentes pour ces Africains, faute de gestion cohérente.
« C’est dans ce contexte socio-économique et politique que s’inscrit la dynamique des FTM aujourd’hui en France. Malheureusement, bon nombre d’analyses de cette migration omettent souvent de la situer dans le contexte évolutif ou du moins si elles le font, le recul se fait rarement au-delà de la période coloniale » (Traoré, 1994 : 61).
L’une des particularités des FTM, en région parisienne, est de loger spécialement des immigrés ouest-africains ; ce qui met en contact plusieurs langues et cultures d’origine faisant de leurs nouveaux cadres de vie des espaces d’accueil particuliers et essentiels. En effet, dans les situations d’immigration qui nous intéressent ici, Il s’agit de chercher à savoir selon les regards des autres et du repli sur soi (Timéra, 1997a) si la vie communautaire des immigrés africains dans les FTM est semblable à celle des « villages » africains dans la grande métropole de Paris, ou sont-ce purement des inventions des uns et des autres voire des centres de mutations sociopolitiques. Ce sera pour nous une approche globalisante qui tient compte de l’histoire migratoire et des spécificités ethno-culturelles des migrants africains afin de mieux comprendre les mutations sociopolitiques apparentes dans leurs nouveaux espaces d’accueil.
Notre analyse se fonde, d’une part, sur des monographies socio-historiques et anthropologiques et, d’autre part, sur des observations ethnographiques récentes entreprises au cours d’une enquête sociolinguistique menée de 2005 à 2009 dans trois FTM de Montreuil, pendant notre thèse de doctorat en Sciences du langage. Cette enquête de type rétrospectif a porté sur un échantillon de 208 résidents et nous a permis d’observer dans une écologie nouvelle comment le migrant africain francophone construit son altérité. « Si la question identitaire est centrale pour le terrain analysé, elle l’est également pour le phénomène migratoire lui-même, qui peut être envisagé comme une mise à l’épreuve de l’identité d’un sujet et de l’identité de sa langue ».
Cet article abordera donc les questions de constructions identitaires permanentes dans des espaces résidentiels d’accueil d’immigrés africains à Montreuil, une ville de la banlieue Est de la région parisienne.
1. Bref historique du foyer : de l’habitat temporaire à l’habitat permanent
En France, l’histoire des foyers pour travailleurs migrants remonte au milieu des années 1950, pendant la guerre d’Algérie pour héberger les travailleurs nord-africains. À cette période de faible immigration, aucune structure d’accueil n’a été prévue pour ces travailleurs noirs qui n’avaient pas eu d’autres solutions que de dormir entassés dans des taudis, hôtels meublés, hangars de Paris, de Clichy et de Saint-Denis, par manque de moyens et faute de places.
« Malgré le travail qu’ils parvenaient à trouver assez facilement à cette période, le problème du logement se posait à eux avec une extrême acuité et était au centre de leurs préoccupations. En prenant ce qu’ils trouvaient de mieux, ces immigrés étaient à la merci des marchands de sommeil qui profitaient de leur désarroi. En guise de logement il leur était proposé des caves, des greniers, des taudis insalubres, sans eau courante, ni chauffage, où régnaient l’insalubrité, la promiscuité et l’insécurité. Ils étaient exposés aux maladies contagieuses, notamment la tuberculose qui faisait des ravages terribles parmi eux » (Diarra, 2000 : 14).
Pour remédier à cela, l’État français crée en 1956, le concept de foyers de travailleurs immigrés avec la naissance de la SONACOTRAL (SOciété NAtionale de COnstruction de logement pour les TRavailleurs ALgériens) ; une société d’économie mixte qui partage la gestion de ce parc avec d’autres associations régies par la loi 1901 (Poiret, 1996 : 147). Ils étaient destinés dès leurs ouvertures aux Nord-Africains, principalement aux Algériens d’où le nom de SONACOTRAL. C’était juste pour résoudre le problème du logement des travailleurs immigrés algériens, dans le contexte sécuritaire tendu de la guerre d’Algérie. Par la suite, selon Fievet (1999), ces foyers ont eu initialement une seconde fonction qui est celle de la surveillance des immigrés susceptibles de devenir des militants du Front de Libération Nationale (FLN). C’était la période de la guerre d’Algérie et la propagation du FLN et de sa branche armée l’ALN (Armée de libération nationale). Ces deux mouvements de revendication et de résistance exigeaient de la France l’indépendance de l’Algérie. Alors, pour avoir accès au foyer, le contrôle se faisait par l’instauration d’un règlement intérieur très stricte et les premiers gestionnaires ont été souvent d’anciens militaires. Outre cela, pour Barou (2001), les populations d’hommes vivant en célibataires ont toujours été craintes par la société, la tendance a toujours été de les réunir dans un type d’habitat particulier pouvant éventuellement faire l’objet d’une certaine surveillance.
Quelques années plus tard, la SONACOTRAL s’élargit très vite aux travailleurs d’autres origines et devient la SONACOTRA (SOciété NAtionale de COnstruction de logement pour les TRavailleurs Africains). Au total, dans toute la France, 675 résidences gérées par des organismes associatifs attribuaient officiellement près de 98 972 lits à des ressortissants des différents pays d’Afrique noire en fin d’année 2009. À Montreuil, ce sont 9 organismes pour 2025 lits pour une estimation de l’occupation réelle de 3293 personnes (Atsé N’Cho, 2011). Alors comment en sommes-nous arrivés à ce phénomène de sédentarisation de ces immigrés dans les foyers ? Aminata Traoré, femme politique malienne et militante altermondialiste nous explique un peu en ces termes :
« La solidarité familiale et clanique aidant, les émigrés maliens installés en France de longue date ont souvent tendu la main à ceux ou celles qui les sollicitaient. Jusqu’au milieu des années 1970, le travailleur malien, sénégalais ou mauritanien qui avait émigré en France venait régulièrement rendre visite à sa famille. Quand il prenait une retraite bien méritée, son fils, son frère ou un cousin le remplaçait, jouant son rôle dans ce circuit avantageux pour la France comme pour les pays d’origine, vers lesquels les migrants envoyaient l’argent. Le retraité revenait alors s’installer dans son pays d’origine, où il avait auparavant investi dans des activités (commerce, agriculture…) ou dans des infrastructures à titre individuel et familiale (maison) ou collectif (mosquées, maternités) – réalisations qui lui conféraient un statut de notable et une respectabilité. Mais dès 1974, les lois Bonnet-Stoléru [1] ont mis un terme à ce mouvement du fait de la récession économique. Les travailleurs émigrés qui étaient en France se voyaient dans l’obligation de s’y fixer, dans la mesure où les cadets n’étaient plus autorisés à venir prendre la relève. » soutient Aminata Traoré (2008 : 67-68).
Ainsi, de l’habitat temporaire, le statut du foyer est passé à un habitat permanent. Auparavant, le système de la noria [2] fonctionnait très bien, c’est-à-dire que des migrations tournantes se faisaient entre les pays d’origine des immigrés et la France. Comme l’a décrit Aminata Traoré, ces migrations fournissaient à l’économie de la métropole une économie de main-d’œuvre non qualifiée dont elle avait besoin et devaient permettre aux pays d’origine des émigrés de bénéficier des transferts d’argent réalisés par ceux-ci. Le foyer apparaît donc comme une solution adaptée pour loger ce type d’immigration temporaire.
2. Une socialisation par les FTM
La France est le seul pays d’Europe qui a créé des FTM pour accueillir ses immigrés. En effet, dans la région d’Île-de-France, plusieurs organismes voient ainsi le jour pour s’occuper de la gestion des foyers. En plus de la SONACOTRA (devenu Adoma en 2007), on compte désormais avec les structures comme l’Association pour le Développement des Foyers (ADEF) et l’Association pour la Formation des Travailleurs Africains et Malgaches (AFTAM) créées respectivement en 1955 et 1962 dans le sillage de la décolonisation. L’objectif de ces associations est d’offrir à ces travailleurs africains en difficulté des logements décents et indépendants avec pour missions premières de rechercher de vastes locaux, d’usines désaffectées afin de les transformer en foyers-dortoirs. C’est le cas du foyer Bara, l’un des plus anciens, les plus vétustes et les plus surpeuplés de la ville de Montreuil, qui fut une usine de pianos transformée en centre d’hébergement pour travailleurs africains en 1968.
Alors que leur expérimentation est loin d’être achevée dans les différentes réalités françaises, l’intérêt que leur existence a suscité et les débats et les réflexions qu’ils ont provoqués nous obligent à revenir sur les rôles joués par les FTM dans la socialisation des travailleurs migrants.
Partir d’« un logement provisoire pour des travailleurs provisoires » (Sayad, 1980), la mission première du foyer qui était d’éviter une installation durable des immigrés en métropole et favoriser la migration des hommes seuls laissant leurs familles au pays a fini par devenir une solution définitive pour résoudre le problème de logement de ceux-ci. Sur un plan plus général, Villanova et Bekkar (1994) décrivent les pratiques traditionnelles des foyers. Ne se résumant pas seulement à des simples lieux d’hébergement, ces types de structure d’accueil constituent des lieux de vie où les résidents tendent à se regrouper par origine ethnique, village, région et même par pays. Dans leur enquête, les auteurs abordent la vie collective favorisée par les foyers comme un point positif et révèlent la préférence des Maliens et des Sénégalais pour ce type de logement. Leur étude montre, somme toute, comment les foyers pérennisent des pratiques traditionnelles en maintenant une organisation sociale collective avec les avantages économiques qu’elle offre.
Poiret (1996), à cet effet, donne les fonctions essentielles du foyer qui, pour lui, se confond en trois entités : le « foyer-sésame », le « foyer-village »
et le « foyer-annexe » que nous résumons tout simplement à « foyer, lieu de vie ». Ces trois entités, Poiret les présente de la manière suivante :
Le « foyer-sésame » permet d’accueillir et de loger l’immigré africain qui débarque pour la première fois en France surtout en région parisienne ; un endroit qui lui permet de se retrouver en famille, dans sa communauté villageoise.
« Le plus souvent, la première démarche du nouvel arrivant consiste à entrer en contact avec un “frère” ou un “cousin” installé au foyer. C’est lui qui apporte l’aide nécessaire aux diverses démarches indispensables à son installation en France. Immédiatement, le foyer devient le lieu où il trouve la sécurité, la compréhension et les informations nécessaires à toute tentative pour trouver un emploi » (Poiret, 1996 : 150).
Quant au « foyer-village », il s’agit de la reconstruction de l’espace social à l’image du village ou du pays d’origine, un lieu où se recréent des espaces de convivialité à l’africaine. Ainsi, pour Poiret :
« visiter un foyer revient parfois à entamer un mini-voyage en village africain : son petit marché, installé dans le hall d’accueil ; les ateliers du forgeron ou du tailleur ; les enfants du quartier qui circulent librement ; les rassemblements de fins de semaine ou à l’occasion des réunions des associations villageoises » Poiret (ibid.).
Diarra renchérit en ces termes : « lorsqu’on franchit le seuil d’un foyer, on se croirait dans un village soninké, tout rappelle le pays : discussions en langue soninké, habillement et senteurs de la cuisine » (Diarra, 2000 : 18). Quant à Bernadot (2006), aller dans un FTM, c’est effectuer un « voyage dans la chambre noire ».
Enfin, le « foyer-annexe », il joue pour sa part un rôle d’accompagnement social, car il reste un point d’attache sécurisant pour celui qui l’a quitté. Par exemple, parce qu’il a fait venir sa femme en France et habite désormais un logement indépendant, cet homme y conserve sa place sociale et son réseau de sociabilité dans le foyer. « Ce qui change avec la venue de sa femme, c’est tout simplement qu’il n’habite plus sur place et que, aussi surprenant que cela puisse paraître, malgré la distance qui le sépare du foyer, l’époux a tendance à y revenir tous les jours » (Poiret, ibid.). Mais dans certains cas, quand l’époux fait venir sa femme en France et arrive à la faire loger dans une autre maison et qu’ils ont des enfants, le plus souvent, la femme vit avec la ou les filles dans la maison et l’homme vit avec le ou les garçons dans le foyer si le logement où résident la femme et les filles est trop petit pour accueillir tout le monde. Si Poiret appelle le foyer « foyer-annexe » c’est parce que le foyer n’est pas seulement un lieu d’ancrage social essentiel pour les résidents, mais tout simplement parce qu’il est aussi un pôle de sociabilité pour les autres membres de la communauté africaine vivant dans ce lieu qui même s’ils n’y habitent plus ou habitent en logement indépendant, s’y rendent fréquemment (Leuenberger, 2004 : 44).
Par ces trois entités (foyer-sésame, foyer-village et foyer-annexe), nous comprenons que le foyer, en tant qu’espace d’accueil et d’hébergement collectif des immigrés africains, joue un rôle très important dans la vie quotidienne de ses occupants. De toutes les études qui ont été réalisées sur les foyers en région parisienne (Fievet, 1996 ; Barou, 1986 ; 1996 ; Timera, 1996 ; Traoré, 1994 ; Diarra, 2000 ; etc.), elles ont eu pour but de dénoncer les conditions de vie misérables et l’insalubrité dans ce type d’habitat. Néanmoins,
« cette critique des foyers ne doit pas faire oublier l’ancrage social que ce type d’habitat apporte aux migrants Soninké [pour la plupart], surtout que les multiples fonctions sociales et économiques qu’il représente pour eux font que, malgré l’insalubrité des lieux, ces immigrés sont autant attachés au foyer. »
Si pour certains, le foyer ne donne aucun droit à ses habitants (Sayad,
1980), outre les fonctions sociales qu’il offre, il a toujours demeuré un lieu de vie économique pour les résidents. Pour environ 100 euros avec les allocations logements par lit officiel, un résident peut partager sa chambre avec plusieurs personnes ; celles-ci dormant sur des matelas à même le sol ou sur un lit superposé mis en place par eux-mêmes.
Par ailleurs, une autre enquête, celle de Barou (1996), arrive à la conclusion selon laquelle les résidents qui se plaisent le plus dans les foyers sont ceux qui savent qu’ils ne peuvent pas espérer trouver un meilleur habitat et qui représentent, en plus, des cultures qui favorisent la vie communautaire par rapport aux aspirations individuelles. Quant à Villanova et Bekkar (1994), leur étude citée plus haut montre que
« si le foyer permet aussi le maintien d’équilibre des résidents soumis à des conditions de travail et à l’hostilité des autochtones très difficiles à vivre, c’est déjà qu’il est un pis-aller, un remède […] » (De Villanova et Bekkar, 1994 : 71).
Enfin, l’une des fonctions essentielles des foyers pour les immigrés africains subsahariens notamment ceux de la vallée du fleuve Sénégal est que ces types d’habitat leur permettent de s’organiser en associations villageoises afin de collecter des fonds dans le but d’aider les parents ou les familles restés au pays. Ils leur permettent aussi de les reconfigurer afin de mieux s’intégrer et se sentir comme chez eux.
3. Construction des identités et réinvention des origines
Pour mieux s’insérer socialement et surtout pour se sentir dans un état confortable résultant d’un sentiment de bien-être, les immigrés africains subsahariens recomposent, déconstruisent et reconstruisent leurs cultures et pratiques d’origine dans l’espace de leurs logements collectifs. Ainsi de la « place assignée » qu’ils avaient dans les foyers, cette place est devenue au fil des luttes, une « place conquise » (Quiminal, 1991). Pour Barou (2000), ce sont les résidents appartenant à des communautés bien organisées comme le sont les Soninké (une communauté ethnique de la vallée du fleuve Sénégal) qui ont été les premiers à se lancer dans un processus d’appropriation des foyers. Pour nous, plusieurs processus de construction identitaire sont à mettre à l’actif des immigrés africains dans les FTM en France. Notre analyse en retiendra quatre : le réseau associatif, l’organisation sociale (vie et repas communautaire, désignation des responsables des comités de gestion, etc.), la réappropriation des espaces résidentiels et l’usage très courant des langues africaines particulièrement le soninké.
En région parisienne, l’identité des migrants africains vivant dans les foyers est perceptible dans les mouvements associatifs. En effet, pour la seule communauté soninké, plus de quatre cents associations d’hommes et de femmes ont été répertoriées au Journal officiel (Daum, 1998). Quiminal et coll. ont répertorié plus de cinquante associations de femmes africaines en région parisienne en 1996 (Quiminal et coll., 1996). Nous-mêmes, au cours de nos enquêtes, avons pu en recenser plus d’une dizaine dans la seule ville de Montreuil. À cela, il faut ajouter une centaine pour les autres groupes ethniques. La particularité de toutes ces associations, c’est qu’elles interviennent toutes « là-bas, au pays » par le biais de projets de Co-développement et de partenariat avec certaines villes du pays d’accueil. L’une des associations les plus importantes et les plus connues en France est l’Association pour la Promotion de la langue et la culture Soninké (APS), créée il y a plus de 30 ans. Cette association dont l’activité première est l’entraide et l’action sociale diffuse en direct, hebdomadairement, sur les ondes de la radio FPP (Fréquence Paris Pluriel) ou sur le site de celle-ci (rfpp.net) tous les samedis de 16H00 à 19H30, une émission intitulée « La Voix de l’A.P.S. ». Un site internet [www.soninkara.com] sert de courroie de transmission et de relais entre les membres de la diaspora soninké. Ce site permet également d’écouter en différé sous la forme de podcast ces émissions hebdomadaires à travers sa rubrique : « TV et Radios en direct ». Administré de la France, ce portail met à la disposition des uns et des autres toutes les informations utiles sur la culture, l’histoire, la langue et la société soninké en général. Soninkara.com est l’un des sites internet au sein de la communauté africaine immigrée en France, régulièrement actualisée, qui fait promotion de la langue et la culture d’un peuple et de sa société : les Soninké. C’est également par ce site que certains rendez-vous culturels de cette communauté se prennent. Mais signalons qu’avant que soninkara.com devienne un site d’information générale, il était d’abord une revue bilingue soninké (Sooninkara) qui parut à Paris à partir de 1988 et qui eut une quinzaine de numéros (à peu près, un numéro par an).
La mise en place de ces associations en contexte migratoire participe activement à la construction d’identités. Si la plupart d’entre elles se créent sur la base de regroupements de ressortissants d’un même village, voire aujourd’hui de plusieurs appartenances à un même cercle ou un même arrondissement, elles se donnent pour mission de valoriser la mobilité des migrants à des fins de transformations villageoises, intervenant par exemple sur certaines des causes qui ont rendu les départs nécessaires en mettant à contribution le capital politique, social et économique acquis en France par les émigrés (Quiminal, 2000). Il en résulte que l’appartenance villageoise est fortement affirmée dans ces associations.
Outre les associations, l’espace résidentiel d’accueil étant le foyer, l’organisation sociale des migrants africains s’y laisse aisément observer par leur gestion communautaire. Ainsi, dans la désignation des représentants du comité de résidents dont les rôles sont de servir d’intermédiaire entre les résidents et les responsables des foyers, cela se fait conformément selon les règles des villages d’origine où chaque village représente une entité politique et a sa propre chefferie. À cet effet, Quiminal fait remarquer que le pouvoir, sa détention, son partage, les privilèges que ses tenants sont en mesure d’octroyer, les rivalités qu’il suscite sont les éléments du passé que la collectivité a jugé important de retenir (Quiminal, op. cit.). Le regroupement au sein des foyers se faisant en général sur une base villageoise, chaque village en dispose d’un où se retrouve la majorité de ses ressortissants. Par exemple, l’attribution des chambres et des lits aux résidents se constitue par village et la répartition se fait entre les différents lignages présents : une fois acquis, le lit reste la propriété du lignage. Les entités villageoises ont une existence autonome et les problèmes sont réglés en leur sein. Chaque village représenté dans les FTM est dirigé par sa chefferie locale (le debegumme) (Quiminal, idem) et a sa propre structure communautaire, sa caisse de solidarité et de cotisations (Timéra, 1996).
« Certes, le fait de partager un même espace et, à l’intérieur de cet espace, les mêmes conditions de logement comme les mêmes conditions de vie (mêmes revenus et mêmes budgets, mêmes repas préparés souvent dans le même temps et le même lieu), la même discipline (celle qu’imposent le même règlement et la même autorité de contrôle), les mêmes activités (tâches domestiques ou activités de loisir) et souvent suivant le même rythme, etc., tout cela ne peut que renforcer le sentiment que les immigrés éprouvent de leur proximité sociale, de leur solidarité, voire leur communauté de destin. » (Sayad, 1980 : 94).
Ce témoignage de Sayad milite pour la création d’une nouvelle identité, mêlant tous ceux qui sont membres du groupe, toutes origines confondues. Cette communauté de destin décrit par Sayad, le sociologue d’origine soninké, Mahamet Timera, l’a pu intégrer et l’a vécue durant deux ans au sortir de laquelle il a publié Les Soninké en France : D’une histoire à l’autre. Son ouvrage traite en partie du mode de vie et de l’organisation des résidents du foyer tout en décrivant les vécus communautaires des immigrés Soninké, leurs modalités d’appropriation de l’espace et son utilisation relevant de la gestion villageoise. Pour sa part, dans les limites des communautés soninké, l’identité villageoise constitue le vecteur essentiel de socialisation (Timera, 1996 : 76).
En ce qui concerne la réappropriation des espaces résidentiels,
« dans tous les foyers, le moindre espace est utilisé. Quelle que soit l’importance des locaux collectifs, on trouve systématiquement une mosquée, un atelier de couture, une forge avec des forgerons, des étals, des coiffeurs, etc. Chaque espace remplit plusieurs fonctions, ce qui peut donner une impression de désordre : la salle à manger est aussi salle de télévision. La salle dite "de réunion" sert à entreposer des objets d’animation, des ustensiles de cuisine, etc. » (Car, 1995 : 227).
À Montreuil où nous avons enquêté, cette réappropriation des espaces peut s’expliquer, car avec les difficultés que rencontre maintenant la majeure partie des résidents africains dans le domaine de l’accès à l’emploi salarié, beaucoup d’entre eux deviennent de petits entrepreneurs au sein des foyers. Aussi l’étude de Michel Fievet (1996) dans trois foyers de cette même ville de la région parisienne dresse-t-elle un inventaire des petits métiers qui y sont pratiqués : 35 petits commerçants (les étals sont des bazars de proximité : cigarettes, peignes, sodas, cassettes), 97 forgerons bijoutiers dont 24 viennent de l’extérieur, 25 cuisiniers et cuisinières, 15 marabouts, 5 mécaniciens, 13 coiffeurs, 19 résidents comme petits vendeurs et un nombre indéterminé de couturiers. L’on remarque très bien que ces métiers recensés sont inhérents aux statuts professionnels mêmes de ces immigrés africains depuis leurs pays d’origine. Pour l’auteur, ces activités parallèles et informelles ont aussi un rôle d’insertion et l’argent gagné par cela constitue pour ces immigrés un revenu d’appoint.
Par ailleurs, pour la pratique et la compréhension des langues dans les foyers de Montreuil, plusieurs langues africaines coexistent dans les mêmes espaces. Lors de nos enquêtes, nous avons pu en identifier 9 à partir des 208 personnes interrogées. Ce sont : le soninké, le peul, le bambara, le wolof, l’arabe hassanya, le diola, le senoufo, le dogon et le malinké. De toutes ces langues, très souvent, le soninké, le peul, le bambara et le wolof sont en contact dans les FTM, mais l’usage permanent de la langue soninké par les résidents est très perceptible. Que ce soit en locuteurs ou en choix de langues dans les conversations (réunions, entre amis, entre voisins de chambre), cette langue a un statut particulier en contexte migratoire ; ce qu’elle n’a pas dans ses aires d’origine. Cette langue qui est à cheval entre trois principaux pays (Mali, Mauritanie et Sénégal) n’est en aucun cas majoritaire dans ces pays. Les langues véhiculaires et nationales du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal sont respectivement le bambara, l’arabe hassanya et le wolof. Nos enquêtes ont montré que la région parisienne, à travers ses FTM, est l’un des rares espaces où la langue soninké prédomine en locuteurs et que les résidents des FTM pourraient l’avoir comme langue maternelle d’expression ou comme langue véhiculaire par défaut.
En effet, sur les 208 personnes interrogées, la langue soninké reste majoritaire chez nombre de locuteurs dans les trois foyers enquêtés, avec 129 locuteurs ; ce qui fait un pourcentage de 62,02 de la population enquêtée. Viennent ensuite les Peul (28 locuteurs ; 13,46% de la population enquêtée), les Bambara (21 locuteurs ; 10,10% de la population enquêtée) et les Wolof (16 locuteurs ; 7,69% de la population enquêtée).
Par cette cohabitation pluriethnique (De Rudder, 1993), pour certaines personnes interrogées, en plus de leurs langues maternelles, elles comprennent ou parlent d’autres langues, en l’occurrence le soninké, le bambara ou le peul. Ici, l’on peut retenir que le choix de communiquer en soninké, en français, en langues africaines ou dans une variété alternée pour les sujets dépend aussi du statut et du répertoire linguistique de l’interlocuteur ou du tiers locuteur. Ainsi, à part les amis et les voisins de chambre en présence d’une personne exolingue au sein du groupe, ce dernier peut adopter deux types d’attitude en fonction de l’intérêt ou de l’importance que le groupe lui accorde : communiquer dans les codes du groupe ou utiliser un code accessible au locuteur exolingue. Cela a été souvent notre cas, quand nous allons seul au foyer rencontrer les résidents en train de parler entre eux en langues africaines, à notre vue ou en notre présence, ils utilisent le français qui est accessible à nous pour changer de conversation. Mais quand il s’agit d’un sujet sérieux entre amis et que ceux-ci ne souhaiteraient pas notre présence, les participants accentuent l’écart entre le code utilisé et notre degré de compréhension en tant que locuteur passif. Pour nous, les motivations qui expliquent ces choix de langues selon le contexte et les individus sont diverses. La plupart d’entre elles ont pour but de protéger le groupe contre l’environnement extérieur, de consolider un certain sentiment d’appartenance ethnique face aux autres groupes de même nature. Zongo (2004) en étudiant le parler ordinaire multilingue à Paris avec les locuteurs de la langue mooré (langue nationale du Burkina Faso, dans l’ouest du continent africain), a noté les motivations des locuteurs mooré en quatre catégories :
« a) ceux qui font le choix du mooré en contexte extralinguistique l’utilise « pour que “caché” ne se voie pas » parce que pour lui, l’usage de ce code dans un environnement exolingue permet aux membres du groupe « de dire ce qu’ils veulent sans que les autres personnes ne s’en rendent compte », de « communiquer en secret » ; b) les étudiants communiquent en mooré pour « entretenir la vitalité ethnolinguistique » c’est-à-dire une manière pour eux de se retrouver dans la même famille et d’exprimer leur identité ; c) « parler le mooré c’est jouir ». Pour les locuteurs, il y a une certaine jouissance, des émotions fortes à parler la langue, car c’est par ce code qu’ils se remémorent les anecdotes, les souvenirs du pays ; d) « parler le mooré c’est émouvoir », car l’usage de cette langue permet de compenser l’absence supposée, en français, de mots ou d’expressions susceptibles de rendre certaines formes de la fonction poétique. L’usage du mooré est, dans ce cas, justifié par le fait qu’« il y a des formules expressives, frappantes » qui, dites en français, perdraient de leur expressivité » (Zongo, 2004 : 213-215).
D’autre part, nos enquêtes menées dans les foyers de Montreuil appuient l’hypothèse de la redéfinition permanente des identités et de la réinvention des origines. Concernant les questions identitaires, il faudrait mentionner un dernier point qui est l’intérêt grandissant des immigrés africains pour une tradition historique spécifiquement soninké (l’empire du Wagadou qui aurait précédé l’empire du Mali), ainsi que le développement de l’islam wahhabite en tant que nouveau lien identitaire. Mais est-ce à dire que les FTM sont des villages africains dans la grande métropole de Paris ?
4. Les FTM, des villages africains en région parisienne ?
Les FTM, ce sont aussi des espaces, des hommes et des langues. Certains chercheurs comme Poiret (1996) et Diarra (2000) assimilent le foyer à un village africain. Daum (1998) l’appelle « le village-bis ». Mais que retenir du concept de village ?
À ce sujet, Le Petit Robert définit le village comme étant une agglomération rurale ; un groupe d’habitations assez important pour avoir une vie propre, pour constituer un centre administratif qui a une fonction sociale et commerciale.
En général, si en Europe, un village se groupait à l’origine autour d’une église (siège d’une paroisse) et qui, à l’état actuel, est souvent le siège d’une municipalité administrant une commune (celle-ci peut toutefois englober plusieurs villages), en Afrique, ce terme représente le domaine rural constitué de seulement quelques maisons. C’est un hameau où presque tous les habitants se (re)connaissent, car dirigé par un chef de village que tout le monde connaît. Il est aussi caractérisé par la présence de commerçants et d’artisans. Parlant de village, pour Émile Durkheim
« c’est sans doute, la dernière molécule sociale, un clan transformé. Ce qui le prouve, c’est qu’il y a entre les habitants d’un même village des relations qui sont évidemment de nature domestique et qui, en tout cas, sont caractéristiques du clan » (Durkheim, 1893 [2004] : 159).
En effet, le foyer est le creuset idéal où tout immigré africain se réalise, dans la mesure où il parvient à y vivre et à s’organiser à peu près comme au village. Il arrive, avec les membres de sa communauté, à faire une transposition du mode de vie de son village dans le foyer. Il devient donc un lieu de reproduction des pratiques culturelles et de réappropriation. Pour les regards des uns et des autres, c’est « l’Afrique à l’intérieur, la France à l’extérieur ». D’abord, dans l’entendement des résidents africains des foyers, l’Afrique renvoie essentiellement et uniquement à leurs pays d’origine. Ensuite, ce sont les responsables et gestionnaires des foyers qui, dans leurs discours sur l’Afrique, ne la considèrent pas comme un continent au même titre que l’Europe, l’Asie ou l’Amérique, mais comme un village où la plupart de ses habitants ou de ses ressortissants ont les mêmes pratiques et les mêmes manières de faire et d’être, à savoir : la solidarité, le partage, la chaleur, les bruits (des hommes, des ferrailles, des magnétophones, quelques fois des ustensiles de cuisine, etc.), avec parfois l’analphabétisme, la misère, les maladies comme lots quotidiens.
Par ailleurs, les travaux de l’École de Chicago (Grafmeyer et Joseph, 2009) produits entre 1910 et 1940 constituent les textes fondateurs de la sociologie de l’immigration. Ces mêmes travaux utilisaient la ville comme un laboratoire social et prenaient les relations ethniques et raciales comme objet d’étude. Dans les foyers que nous considérons également comme des « laboratoires sociaux », il y a un sens social et politique pour l’homme émigré à garder des liens avec son village. Sa grande dépendance à son espace résidentiel l’amène à l’organiser, le désorganiser et le réorganiser. Dans cette atmosphère construite autour du cycle organisation-désorganisation-réorganisation [3], le foyer n’est plus un simple lieu de mémoire, de nostalgie, mais aussi un territoire où, malgré la distance, la prise en charge des affaires publiques, une redéfinition des relations sociales, un avenir digne, en somme, restent des possibilités ouvertes.
Les immigrés des FTM, en tant qu’Africains musulmans, défendent pour la plupart le respect et la dignité de l’homme avec des pratiques communautaires reconstituées, qui s’affranchissent de tout cadre légal. Ainsi, de même que chaque village représente une entité politique avec sa propre chefferie, de même, dans les foyers, chaque communauté ethnique de différents pays y résidant a son organisation de la hiérarchie sociale, son représentant, un délégué et le tout présidé par un président des comités de résident ou le délégué. La communauté africaine vivant dans les FTM fonctionne selon les mêmes règles des villages d’origine, ce qui lui assure une certaine cohésion. Ce souci de la « manière de faire africaine » les hante partout dans leurs espaces résidentiels. Comme dans certains villages, à la tête de la communauté (chez les Soninké, par exemple) se trouvent les nobles ("Hooro"), parmi lesquels les Tunkanlému (les descendants de chefs), les Mangués et les Marabouts. Après le groupe des nobles vient celui des "castés" ("Ñaxamalo"), les hommes dépendants, représentés par les artisans (forgeron, cordonnier) et les griots que l’on retrouve dans quelques foyers, très souvent visibles au sous-sol, sous les étals, dans les escaliers, dans les couloirs ou dans des endroits appropriés pour le cas des forgerons où ils exercent leur talent quotidiennement.
En outre, ce qui rapproche les FTM des villages africains, c’est que ces espaces d’accueil sont l’expression d’une solidarité très intense qui garantit à chaque membre de la communauté un soutien sans faille. Le repas communautaire appelé "Tussé" est pris ensemble par une communauté partageant la même chambre et reste l’expression concrète de cette solidarité. Ce repas communautaire, pour certains résidents, a été instauré pour assurer au moins un repas à chacun dans la journée.
Les FTM (Bara, Branly, Lenain de Tillemont) enquêtés dans la ville de Montreuil sont de véritables transferts d’organisation sociale des pays d’origine avec la recréation des rapports de parenté et des rapports sociaux entre les classes d’âge, les clans familiaux et les castes. Ils pourraient, à cet effet, ressembler à des villages africains dans la banlieue parisienne avec leurs petits marchés installés à l’entrée de la bâtisse et dans le hall d’accueil. Les artisans traditionnels, les ateliers des tailleurs, des cordonniers et des forgerons ; des griots qui y habitent (ceux-ci sont souvent demandés pour les mariages), les odeurs de cuisine africaine qui flottent dans l’air, la cérémonie du thé dans les chambres, les rassemblements de fins de semaine, les réunions d’associations villageoises, etc. sont autant d’éléments qui montrent bien que le foyer est un lieu où se recréent des espaces de convivialité à l’africaine, c’est-à-dire des espaces de vie qui concentrent toutes les références à la culture d’origine.
Aussi, les foyers tels que conçus par les associations gestionnaires avec leurs portails qui font le lien avec l’extérieur permettant ainsi un contrôle des entrées et des sorties des résidents et des visiteurs peuvent être comparés aux cases d’accueil des concessions [4] dans certains pays d’Afrique de l’Ouest. Encore au village, cette organisation spatiale a un rôle de protection (Leuenberger, 2004 : 39), et, bien que la plupart des foyers à Montreuil n’aient pas été conçus à cette fin, ils remplissent le même rôle. Ainsi, les artisans et les commerces informels sont cachés par le mur ou la barrière d’enceinte. Mais cette configuration spatiale des foyers ne facilite pas la communication avec les personnes extérieures à la communauté. Entrer dans le foyer alors que l’on est un inconnu demande une motivation comme le fait de vouloir rencontrer un résident ou, plus rarement de vouloir acheter un produit à un commerçant. Les personnes étrangères à la communauté pénétrant dans le foyer sont accueillies par la question « tu cherches qui ? » posée par les commerçants ou certains résidents à l’entrée du foyer.
Néanmoins, même s’il souffle des airs de « Bamako feeling » dans ces foyers, ce sont des airs aux sonorités hybrides. Dans ces lieux de la région parisienne, ce sont des hommes et des femmes que nous avons vus et qui vivent sur le territoire français avec des lois de leur « Kayes » d’origine. Ce sont également des hommes que nous avons observés durant nos enquêtes et qui veulent vivre en France, mais qu’on a regroupés dans des foyers de sorte qu’ils reproduisent leurs traditions villageoises. Ils ne font que mettre en scène quotidiennement (Goffman, 1973) les façons de faire du pays dans des espaces publics et vécus.
Conclusion
Conçus juste après la Seconde Guerre mondiale pour apporter une solution au problème de déficit de logements des travailleurs immigrés africains qu’on avait fait venir dans la grande métropole française pour la reconstruction du pays, les FTM en région parisienne étaient dès le départ des structures d’accueil temporaires. Ils étaient censés exister juste pour la période post-guerre pour accompagner les travailleurs africains dans leurs missions de reconstruction de la France, mais au fil du temps, ceux-ci ayant décidé de continuer leur vie dans l’Hexagone avec le durcissement des procédures d’obtention de la carte de séjour, les FTM sont devenus leurs résidences principales. Ces immigrés africains subsahariens provenant de la Vallée du fleuve Sénégal pour la plupart doivent leur essor à leur esprit d’initiative, à leur persévérance, leur capacité d’organisation et de performance ainsi qu’aux liens de parenté, d’amitié et de solidarité qui les unissent en terre d’immigration. C’est grâce à ces facteurs qu’ils ont réussi à s’approprier les espaces d’accueil et fait de ceux-ci des lieux particuliers et essentiels leur permettant de conserver leurs identités.
Même si les FTM demeurent certes une réponse à certains besoins d’accueil, ils ne sont pas pour autant une solution d’intégration, car ces hommes, malgré toutes les conditions, y viennent, y repartent, ils y restent parfois. Et les liens qui se sont tissés font qu’ils se sentent mieux « chez eux » dans les FTM sans toutefois être chez eux. On comprend dès lors pourquoi en migration cette histoire d’organisation sociale est interrogée : il y va de la reconnaissance de nouvelles places. C’est elle qui, encore aujourd’hui, instruit la société villageoise, son organisation politique. Le sentiment d’appartenance de l’individu à sa localité tient à cette histoire commune, facteur d’intégration (Quiminal, 2000).
Néanmoins, par ces comportements et ces représentations à leur attribuer, les acteurs institutionnels et politiques français voient d’un mauvais œil cette fonction de « foyer-village ». Ils interprètent ce désir de recréer le village comme le refus de ses résidents de s’intégrer à la société française. Cette mise en scène de la vie quotidienne des pays d’origine au sein des foyers donne à considérer les FTM comme des petits « villages » africains dans Paris et sa région qu’il faut, selon les politiques, fermer et réorganiser en résidences sociales en vue de « casser » le communautarisme marginal (Timera, 1997b) qui y règne.
Pour nous, cette critique ne correspond pas à la réalité. Ce que les politiques français ne savent pas et qui mérite d’être considéré, c’est que la majorité des résidents des FTM viennent de milieux ruraux et sont d’autant plus profondément attachés à leurs traditions et coutumes que leurs conditions d’intégration dans la société française ne leur offrent pas un avenir valorisant. Les foyers sont devenus des « foyers-villages » parce qu’aucune autre solution n’a été proposée aux immigrants africains de la vallée du fleuve Sénégal, dont l’intégration n’a pas été voulue, par les pouvoirs publics, vu qu’il s’agissait de main d’œuvre temporaire au départ. Dans un tel contexte, un habitat clos comme le foyer constitue un cadre idéal au projet migratoire des Gens du fleuve qui est de subvenir aux besoins de leur famille restée au pays, mais le débat sur l’intégration est trop politisé (Leuenberger, 2004 : 39).
En considérant les choses d’un autre point de vue, le choix des FTM comme logements temporaires est symptomatique d’une politique française de l’époque à l’endroit de ses immigrés. Aujourd’hui, déclarer que les FTM sont des villages africains, c’est juste comprendre comment ces migrants issus des zones rurales des Cercles de Kayes et Yélimané au Mali ou des régions de Sélibaly et Gorgol en Mauritanie ou encore des départements de Bakel et Matam au Sénégal redéfinissent en vertu de leur histoire migratoire, leur relation à autrui et au langage et surtout comment ils construisent leurs identités en région parisienne.
Plus concrètement, le principe d’un lien entre langue/ethnie et identité largement mis en cause dans la littérature en sciences sociales depuis des décennies montre comment l’instrumentalisation sociale et politique de ces notions en contexte migratoire entraine des transformations sociales profondes, qui font que les FTM ne sont justement pas des calques ou des « copies » des villages africains, mais bien des mutations sociopolitiques déterminantes. Les formes de solidarités, les manières d’habiter imposées (plusieurs par chambre, repas pris collectivement, etc.) n’ont que peu à voir avec les pratiques au village. Des lieux sans femmes ou presque, des règlements intérieurs imposés et bien d’autres éléments ne sont pas des situations habituelles en Afrique. En ce sens, les FTM deviennent une sorte d’interface globalisée entre les deux espaces de référence des migrants : ici en France, leur pays d’accueil et là-bas, dans leurs différents pays d’origine. C’est aussi par leur configuration spatiale que le rapprochement avec le village peut se faire.
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[1] En 1974, Valéry Giscard d’Estaing, nouveau président de la République, décide de stopper les nouvelles immigrations, sauf les regroupements familiaux qui formeront désormais la plus grande partie de l’immigration légale. À partir d’avril 1977, Christian Bonnet et Lionel Stoléru, respectivement Ministre de l’Intérieur et Secrétaire d’Etat chargé des travailleurs manuels et immigrés mènent une politique d’extrême rigueur dans le but non seulement de stopper l’immigration mais d’obtenir la diminution de la population étrangère résidant en France. À cet effet, une prime de retour de 10 000 francs (le "million Stoléru") est mise en place en vue d’un retour volontaire de l’immigré, puis le 10 janvier 1980, promulgation de la loi 80-9 (dite Loi Bonnet) relative à la prévention de l’immigration clandestine et portant modification de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers : Elle rend plus strictes les conditions d’entrée sur le territoire ; elle fait de l’entrée ou du séjour irréguliers un motif d’expulsion au même titre que la menace pour l’ordre public ; elle permet donc d’éloigner du territoire les « clandestins » ou ceux dont le titre de séjour n’a pas été renouvelé ; enfin, elle prévoit la reconduite de l’étranger expulsé à la frontière et sa détention dans un établissement pénitentiaire pendant un délai pouvant aller jusqu’à sept jours s’il n’est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire.
[2] En 1954, dans des travaux consacrés à l’immigration des Algériens en France, Robert Montagne, ancien officier français de la marine, versé dans l’aéronavale après la guerre de 1914-1918 et reconnu pour ses questions tribales et ses études ethnologiques sur les populations marocaines, prévoyait le premier la tendance mobilitaire à venir des migrations et proposait le terme de "noria". Ce terme, dont la définition courante est une suite de véhicules qui vont et viennent, est utilisé par l’auteur pour décrire des hommes qui quittent leur village pour quelques années, puis y reviennent laissant un de leurs parents partir à son tour. Cela permet de ne pas rompre avec le pays, d’assurer la reproduction de la communauté paysanne et évite à la métropole d’avoir à gérer sur son sol une immigration de caractère permanent.
[3] Concept utilisé par William Thomas et Florian Znaniecki [1918] dans The Polish Peasant in Europe and America, lors d’une importante étude à Chicago sur l’émigration-immigration des Polonais en Amérique pour leur intégration, cité par Rea et Tripier, 2003, p. 9.
[4] Forme d’habitation traditionnelle en Afrique soudano-sahélienne où les maisons sont regroupées autour d’une cour commune qui sert collectivement à la préparation des repas.