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Tifenn Brisset
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Tifenn Brisset, « La question de l’engagement dans les films de guerre d’Hitchcock », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 28 juin 2016. URL : http://www.influxus.eu/article1033.html - Consulté le 21 novembre 2024.
La question de l’engagement dans les films de guerre d’Hitchcock
par
Résumé
Dans cet article, nous étudions l'engagement d'Alfred Hitchcock lors de la Seconde guerre mondiale, à travers sa participation à quelques films de propagande. Ce point de départ nous permet d'analyser des trois films emblématiques de cette période : Foreign Correspondent (1940), Saboteur (1942) et Lifeboat (1944). Ils proposent un point de vue particulier sur la question de l'engagement en temps de guerre, que nous pouvons qualifier de populaire. En ce sens, cette communication vise également à apporter un éclairage sur une période peu étudiée de la carrière d'Hitchcock.Abstract
This article regards Alfred Hitchcock's commitment during the Second World War, through his participation to propaganda films. From that point we analyze three representative films of this time : Foreign Correspondent (1940), Saboteur (1942) et Lifeboat (1944). These films offer a point of view on the question of commitment during war time. We can consider it as popular. Therefore, this article aims at enlightening an underestimated time of his career.L’auteur remercie chaleureusement Hugo Clémot, Alain Kerzoncuf et Isabelle Schmitt pour leur relecture éclairée de ce texte.
Introduction
Pendant longtemps, l’image publique d’Hitchcock fut celle d’un cinéaste apolitique, du moins peu préoccupé par les problèmes de son époque. Mais depuis quelques années, des chercheurs ont mis en évidence un aspect moins connu de sa vie. Désormais, sa participation à l’effort de guerre durant le conflit mondial est reconnue, ce qui nous invite à revisiter cette période de créativité longtemps minorée. Entre 1940 et 1945, il réalise une dizaine de films qui peuvent être répartis en deux catégories : ces films n’ont que peu ou pas de rapport avec la guerre (Mr. and Mrs. Smith, Suspicion, Shadow of a Doubt et Spellbound), et ceux qui s’inscrivent directement dans ce contexte (Foreign Correspondent, Saboteur, Lifeboat, Aventure Malgache et Bon Voyage). Si le volume de la production est équilibré, la notoriété de ces films ne l’est pas, les plus connus étant ceux qui ne font pas référence à la situation de l’époque.
En effet, mis à part la comédie Mr. And Mrs. Smith (1941) - qui n’est toujours pas considérée à sa juste valeur, la trame narrative des films les plus connus est le doute de jeunes femmes à propos de la culpabilité d’un homme qui leur est cher. Point de référence au conflit mondial, mais une atmosphère oppressante, un héros ambigu, voire coupable, une jeune femme en détresse et une tension sans cesse croissante. Ainsi, la seconde partie de la production de l’époque semble avoir été oubliée au profit de ces films qui, a priori, pourraient être considérés comme plus « hitchcockiens » [1]. Pourtant, les trois long métrages qui nous intéressent ici contiennent eux aussi certains « signes » caractéristiques du film hitchcockien : la blonde en détresse, le faux coupable, le méchant sympathique, le suspense, le Mac Guffin, la double course poursuite [2].
Si l’histoire les a oubliés, Foreign Correspondent et Saboteur connurent un grand succès lors de leur sortie en 1940 et 1942 [3] ; Lifeboat fut vivement critiqué pour sa représentation du Nazi, et fit grand bruit à cause de ses conditions de tournage. Comme le montre Robin Wood, de tels films sont aujourd’hui déprisés : « Saboteur est l’un des films d’Hitchcock les plus sous-estimés et négligés » [4], tandis que « Lifeboat est généralement considéré comme un simple détail dans sa carrière » [5]. Pourtant, l’auteur considère ce dernier comme « l’un des films clé de l’œuvre hitchcockienne » [6]. Si les études hitchcockiennes n’ont jamais été aussi dynamiques, les films généralement considérés comme « mineurs » peinent encore à obtenir la lumière qu’ils méritent. Pourtant, il semble bien que les films de la période de guerre ont autant à nous dire que le reste de la filmographie.
C’est la raison pour laquelle nous nous intéressons de près à ces trois films qui permettent de poser une question cruciale en ces temps particuliers, celle de l’engagement. L’engagement signifie une promesse faite à autrui, et le fait de prendre part à l’accomplissement de quelque chose. Il implique donc l’idée d’investissement pour réaliser une action. La question de l’engagement dans les films de guerre semble tout à fait à propos, dans la mesure où, face à l’ennemi absolu, il faut bien réagir. Dès lors, comment qualifier cet engagement chez les héros hitchcockiens ? S’agit-il d’un investissement amoral ou d’un véritable dévouement positif et altruiste ? Les protagonistes sont-ils animés d’un désir de bienveillance et d’un amour de l’humanité, qui semblent nécessaires en cette période ? Pour répondre à ces questions, envisageons l’engagement personnel d’Alfred Hitchcock pendant cette période, ce qui nous doit nous mettre sur la voie pour comprendre la manière dont cette idée prend corps au sein de ces trois films.
I. L’engagement d’Hitchcock
Depuis plusieurs années maintenant, son comportement durant le conflit mondial est mis en lumière. Les biographies de Donald Spoto et Patrick McGilligan nous apprennent que Hitchcock n’a pas déserté son pays comme l’en avait accusé Michael Balcon en 1940, dans un article où il dénonçait « un jeune technicien plutôt enrobé » [7] d’être resté à Hollywood pendant que les cinéastes anglais participaient à l’effort de guerre. Pourtant, si Hitchcock s’est exilé aux Etats-Unis, il a à sa manière, tenté de défendre son pays. Grâce aux contacts de son scénariste Charles Bennett, il rejoignit un groupe d’expatriés britanniques qui se réunissaient régulièrement dans le but de promouvoir la cause de leur pays à Hollywood. Avec Ray Milland, Cedric Hardwicke, Victor Saville, Buster Keaton ou encore Claude Rains, il prit part à l’écriture de Forever and a Day (1943) [8], un film entièrement créé par des personnalités britanniques afin de glorifier leur pays. Il profita également d’un séjour en Angleterre pour participer avec Dame May Whitty à la collecte de fonds afin d’évacuer des orphelins anglais de l’Actors’ orphanage vers le Canada et les Etats-Unis [9]. C’est à l’occasion de ce voyage que Sidney Bernstein lui proposa de réaliser deux films de propagande pour le Ministry of Information. Pour justifier sa participation à ce projet, Hitchcock dit à Truffaut : « Je sentais le besoin d’apporter une petite contribution à l’effort de guerre. […] Si je n’avais rien fait du tout, je me le serais reproché par la suite. Je ressentais le besoin de partir, c’était important pour moi, et je voulais également pénétrer l’atmosphère de la guerre » [10]. Ces films, oubliés pendant longtemps, sont Bon Voyage (1944) et Aventure Malgache (1944). Bon Voyage raconte l’histoire d’un sergent de la RAF que la Résistance aide à s’échapper de France, et qui apprend que son compagnon de fuite est en réalité un agent de la Gestapo. Aventure Malgache met en scène le directeur de la Sûreté Générale de Tananarive, pétainiste et « collabo », face à un groupe de Résistants. Lorsque les soldats britanniques débarquent sur l’île, il change de camp et tente de faire croire qu’il est du côté des Alliés. Cette description des tensions internes a valu à Aventure Malgache d’être qualifié de « dénonciation des traîtres » [11] et « aucun des acteurs d’Aventure Malgache ne put voir le résultat de leur travail » [12]. Ces deux court-métrages vite oubliés ne furent visibles qu’en 1994 lorsqu’ils furent redécouverts et distribués sur support vidéo. Ils sont avant tout les témoignages d’un homme qui, en l’espace de quelques années, œuvra dans son champ de compétences en faveur de l’engagement des Alliés.
Mais l’engagement d’Hitchcock ne s’arrêta pas là. En effet, il participa de manière non officielle à d’autres projets de ce type, parmi lesquels Men of the Ligthship ‘61’ (1941) The Fighting Generation (1944), Watchtower over Tomorrow (1945) et Memories of the Camps (1945). Après 50 ans d’oubli, Men of the Lightship ‘61’ refit brièvement surface en 1995 dans la célèbre bibliographie de Jane Sloan, avant d’être analysé méticuleusement par Charles Barr et Alain Kerzoncuf dans Hitchcock Lost and Found, the Forgotten Films paru en 2015. Les auteurs montrent les changements opérés par Hitchcock sur la version anglaise du film, intitulée Men of the Lightship (David MacDonald, 1940). Ce film de propagande retrace le bombardement d’un bateau-phare sur la côte est de l’Angleterre par des avions de guerre allemands. Les auteurs montrent que le cinéaste fut appelé pour effectuer un travail de montage sur ce film de propagande britannique, afin de le rendre distribuable aux Etats-Unis (il fut renommé Men of the Lightship ‘61’). La version modifiée par Hitchcock n’avait jamais été examinée auparavant, parce qu’elle était conservée quelque part dans les archives américaines. Aujourd’hui, elle est disponible aux éditions Periscopefilms. Le principal apport du cinéaste fut de réduire la durée du film, de changer les commentaires ainsi que certains dialogues. Par son travail, il produisit une œuvre plus efficace pour « augmenter la sympathie [du public américain] pour la cause britannique » [13].
The Fighting Generation est un très court film de propagande « conçu pour promouvoir la vente des titres d’emprunt de la guerre » [14]. Découvert récemment, il met en scène Jennifer Jones en infirmière, dans un unique plan d’une minute cinquante deux secondes. Le film fut réalisé par Hitchcock « en un seul jour le lundi 9 octobre 1944 » [15] aux Studios Selznick, sur les ordres du producteur avec lequel Hitchcock était en contrat depuis son arrivée aux Etats-Unis. Il est difficile de reconnaître la touche du cinéaste dans la mesure où la production n’est pas mentionnée au générique, et il semble que Selznick dirigea entièrement le projet. Cependant, la participation d’Hitchcock est reconnue, participation pour laquelle il ne toucha pas de salaire.
Watchtower over Tomorrow, dont le sujet était la formation des Nations Unies, fut réalisé pendant le tournage de Notorious en 1945. Hitchcock et Ben Hecht furent à l’origine du projet mais « c’est John Cromwell qui fut crédité en tant que réalisateur » [16]. Des recherches récentes ont mis en évidence le rôle d’Hitchcock, qui s’attela à l’écriture du script avec Ben Hecht le 26 décembre 1944. Hitchcock devait réaliser le film mais « il se peut qu’il ait simplement été trop occupé » [17]. Le film fut oublié pendant des années.
Le même sort attendit Memories of the Camps, un documentaire sur la découverte des camps de concentration. Le film fut invisible pendant près de quarante ans. Ce fut à l’occasion de la parution de la biographie de Sidney Bernstein en 1984 qu’il sortit de son oubli. En 2008, l’Imperial War Museum décida d’en faire une restauration complète, le tout accompagné d’un documentaire retraçant l’histoire du tournage (Night Will Fall, 2014). Malgré tout, le mystère sur le rôle précis d’Hitchcock n’est pas levé. Ce qui est certain, c’est qu’il ne se rendit jamais sur place. Comme l’affirme Bernstein, « il n’est aucunement question qu’Hitchcock ait été présent à aucun moment du tournage. Il travailla à partir du matériau, et de ce qu’on lui avait raconté. Il obtint une permission de Selznick pour un temps limité. J’ai oublié si c’était 4 ou 6 semaines » [18]. Depuis la redécouverte de ce documentaire, sa paternité est attribuée à Hitchcock : du moins, l’ordre donné aux cameramen de tourner les plans les plus longs possibles, afin de garantir la véracité des images. Pourtant, il semble bien que « Bernstein attribua à Hitchcock les instructions données aux cameramen de prendre de longues prises de vues pour éviter toute accusation de tricherie » [19]. Le véritable père du projet est bien Bernstein. En tant que directeur du département cinéma au Ministry of Information, c’est lui qui fut en charge de mener ce projet. Il visita le camp de Belsen le 22 avril 1945, et donna aux cameramen leurs instructions : « Les cameramen avaient l’instruction d’enregistrer tout élément qui prouverait la connexion entre l’industrie allemande et le camp de concentration – par exemple, le nom sur les plaques des incinérateurs. Les alertes de Bernstein sur les futurs démentis à propos de l’Holocauste étaient prescientes, ses instructions pour les cameramen alliés méticuleuses et clairvoyantes ». Mais la politique en Allemagne à cette époque était d’« encourager, de stimuler et d’extirper les Allemands de leur apathie. Pas de film sur les atrocités » [20]. Le film fut donc archivé jusqu’en 1984 sous le numéro F3080, date de sa première diffusion à la télévision. Ainsi, bien que Memory of the Camps ne puisse être attribué à Hitchcock, sa participation à un tel projet est attestée par tous.
De fait, il faut constater que le travail des chercheurs a fait son effet puisque la vision commune d’Hitchcock a changé et son engagement durant le conflit n’est plus à prouver. Pour autant, sa participation à l’effort de guerre ne fait pas de son cinéma une œuvre propagandiste. Le réalisateur est loin d’avoir montré l’engagement de Frank Capra, de John Ford ou de William Wyler. Cependant à la lumière de ces informations, il est pertinent d’observer les longs métrages de cette période pour tenter de comprendre leur unité et leur spécificité sur la question de l’engagement. Si l’engagement est un leitmotiv du cinéma hitchcockien, en temps de guerre il prend une résonnance particulière qu’il convient d’étudier ici. Comment cette notion est-elle mise en scène dans les films de notre corpus ? La mise en route de l’action résulte-t-elle d’une volonté de défendre des valeurs menacée ? L’engagement des protagonistes est-il le fruit d’une volonté de faire le bien autour de soi ? Le cinéma hitchcockien est bien trop ambigu pour qu’une réponse uniforme soit envisageable. Etudions la représentation de cette notion au sein de notre corpus, et sa fluctuation au sein du système des personnages.
II. L’engagement dans les films de guerre
Les films s’inscrivant directement dans le contexte du conflit mondial (Foreign Correspondent, Saboteur et Lifeboat) possèdent des structures narratives similaires aux grands films hitchcockiens. Elles sont souvent fondées sur la présence d’un Mac Guffin qui motive la mise en action du héros, c’est-à-dire son engagement. Le héros de Foreign Correspondent (Joel Mc Crea) est un journaliste américain qui ignore tout de la guerre sur le point d’éclater en Europe. Envoyé à Londres pour couvrir les événements avec un œil neuf, il est impliqué dans une intrigue politique rocambolesque autour de la clause secrète d’un traité d’alliance secret entre la Belgique et la Hollande dont les nazis veulent s’emparer. Dans Saboteur, Barry Kane (Robert Cummings) est accusé à tort du sabotage d’une usine d’armement, et doit découvrir l’identité du réseau d’espions qui sabote les infrastructures américaines afin de prouver son innocence. Barry Kane cherche l’identité du vrai coupable de l’attentat ; Johnny Jones veut découvrir la clause secrète du traité de guerre. À chaque fois, il s’agit de Mac Guffin, comme dans beaucoup de films hitchcockiens. Le Mac Guffin est un prétexte qui permet de lancer l’histoire ; c’est l’élément qui met en action les personnages, mais qui n’a aucune importance pour le spectateur. L’intrigue est alors le moteur pour faire entrer le héros dans une course effrénée contre des forces qui le dépassent. En ce sens, il n’y a pas de réelle différence entre ces films de guerre et des films célèbres, fondés eux aussi sur le Mac Guffin [21].
Ainsi, il semble bien que les héros ne soient pas à l’origine de leur propre engagement, dans les films de guerre comme dans le reste de l’œuvre hitchcockienne. Dans Foreign Correspondent, Johnny Jones est envoyé à Londres par son patron qui saisit l’opportunité de son ignorance sur le conflit en cours. Dans Saboteur, Kane est contraint de partir, non pas à cause d’une tierce personne, mais par nécessité pour sa survie, nécessité qui lui laisse peu de choix : il est obligé de s’enfuir pour retrouver l’identité du saboteur car c’est lui le principal suspect. Dans Lifeboat, il n’y a pas de Mac Guffin. Cependant, les héros sont contraints eux aussi par des éléments extérieurs : leur survie passe par une entraide forcée et l’acceptation de l’aide du Nazi, Willie (Walter Slezack). Par conséquent, les héros des films de guerre, à l’instar d’autres films hitchcockiens, ne sont pas des figures particulièrement volontaires [22]. Parfois, même le lien entre le héros et son adjuvant [23] est imposé. L’exemple archétypal est celui des menottes dans The 39 Steps : Pamela et Hannay sont attachés l’un à l’autre par des menottes, ce qui oblige la jeune femme à le suivre dans sa fuite. The 39 Steps est l’exemple le plus représentatif de cette mise en marche d’un engagement contraint et forcé. Dans Saboteur, ce ne sont pas les menottes qui obligent Pat (Priscilla Laine) à rester avec Kane, c’est sa voiture tombant en panne en plein désert qui l’oblige à rester à lui, alors qu’elle le croit coupable et désire le dénoncer aux autorités. Ici, c’est l’environnement qui constitue la principale contrainte pour la jeune femme.
Avec le Mac Guffin, le méchant est une figure caractéristique de la « Hitchcock touch » que l’on retrouve dans les films de notre corpus. Ce type de personnage est aussi révélateur d’une représentation problématique de l’engagement. Dans Morphologie du conte (Propp,1928), le faux-héros est une variation du méchant qui brouille les pistes et apporte de la profondeur à l’histoire. C’est un personnage rival du héros, qui peut passer pour le héros (d’où son appellation de faux-héros) mais qui n’a pas sa moralité. Il cherche volontairement à prendre sa place mais à la fin, son imposture est démasquée. Observons ce type de personnage dans Foreign Correspondent. Stephen Fisher (Herbert Marshal) pourrait prendre la place du héros dans son engagement. En effet, il est chef du Universal Peace Party, une organisation pacifiste. Il est présenté comme un ardent défenseur de la paix et proche collaborateur de Van Meer (Albert Bassermann), un diplomate hollandais qui doit signer le traité. Père aimant envers sa fille, il se révèle un faux-héros puisqu’en réalité il occupe une toute autre fonction : celle du méchant. Il essaye de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, une figure de l’anti-nazisme. Mais il est démasqué : en réalité, il est le chef de file d’un réseau espion nazi. Il veut connaître la clause secrète du traité et s’en servir pour gagner la guerre. Il n’hésite ni à torturer Van Meer, ni à commanditer l’assassinat de Johnny Jones, alors que sa fille est amoureuse de lui. Il devient un faux-héros puis entre dans la catégorie du méchant avant un ultime sacrifice. En effet, Stephen Fisher n’est pas un faux-héros qui ne cherche qu’à s’attribuer les mérites du personnage principal ; il n’est donc pas un faux-héros actantiel. Il cherche plutôt à être considéré comme un héros au sens axiologique du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui agit avec héroïsme et qui porte les valeurs d’une société. En l’occurrence, la démocratie et la paix. Mais son statut est particulièrement ambigu puisqu’une fois démasqué, il accomplit un véritable acte d’héroïsme. Après le crash de l’avion dans lequel il se trouve avec sa fille et Johnny Jones, il sacrifie sa vie pour sauver celle d’un autre rescapé. La confiance portée à l’autre est mise en jeu ici puisque Stephen Fisher trompe tout le monde, y compris sa propre fille. Il lui cache sa véritable identité. Qu’il essaye de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, cela est le propre de tout espion. Mais qu’il trahisse sa propre fille, voilà le véritable problème. De plus, son comportement héroïque final vient brouiller les pistes puisqu’en dernière instance le véritable sacrifice, celui de sa propre vie, n’est pas fait par le héros mais bien par le méchant. Johnny Jones est le personnage principal, il n’est donc pas question de le faire disparaître. Mais ici, les frontières entre ces deux actants sont particulièrement perméables. Chez Hitchcock, le héros actanciel et le héros axiologique ne sont pas toujours la même personne. Ce qui est certain, c’est que l’engagement de Jones ne permet pas d’en faire une figure héroïque.
Dans notre corpus, le méchant le plus à même de traverser les frontières actantielles et de montrer l’ambiguïté de l’engagement est le personnage du nazi dans Lifeboat. L’intrigue du film tourne autour de la survie des rescapés d’un navire américain torpillé par les Allemands pendant la guerre. Le groupe recueille un homme qui affirme n’être qu’un subalterne du U-boat ennemi. La figure ronde et le regard bas, Willie suscite la pitié et la sympathie, conditions nécessaires à son salut. À son arrivée sur le canot de sauvetage, il apparaît comme un homme particulièrement humble et reconnaissant d’avoir la vie sauve. Il offre même son aide pour amputer l’un des rescapés, atteint d’une gangrène avancée. Willie est un parfait stratège, car en réalité il n’est pas qu’un subalterne. C’est le commandant du navire ennemi, il parle parfaitement anglais contrairement à ce qu’il affirme depuis son arrivée. Il cache même une boussole et des barres protéinées qui lui permettent de s’orienter et de garder des forces. En somme, c’est un méchant qui essaye de se faire passer pour une victime. Du coup, certains passages du film pouvant sembler insignifiants de prime abord prennent tout leur sens a posteriori, notamment lorsque qu’il s’endort après la mort d’un bébé, ou lorsqu’il insiste pour indiquer la direction où ils trouveront des navires alliés. Willie trompe sciemment tous les passagers et parvient ainsi à les mener vers un autre navire allemand. À cet égard, Lifeboat est un film particulièrement ambigu ; il entrecroise les fonctions du méchant et celle du héros qui est, ici, un héros collectif. Lorsque les passagers découvrent enfin que Willie possède une boussole et les mène dans la mauvaise direction, une tempête manque de les faire chavirer. Cet épisode permet au nazi de prendre la tête du radeau pour l’empêcher de sombrer. En effet, il est le plus qualifié et le moins affecté physiquement par des jours de disette. Lorsque le calme revient enfin, tous ont perdu ce qui leur restait de forces : Willie s’empare alors les rames et fait avancer le radeau. À ce moment, la caméra le filme en légère contre-plongée, chantant, le sourire aux lèvres : la domination est illustrée formellement. Les autres passagers ont abdiqué, ils se laissent conduire vers le bateau allemand. Willie représente ainsi l’archétype du personnage fluctuant qui parvient à faire croire qu’il n’est pas un opposant mais une victime, puis un héros au sens actantiel, c’est-à-dire celui qui exécute la quête (la survie). Ainsi, comme dans la description proppienne du faux-héros, il parvient brièvement à prendre la place du héros avant d’être démasqué. Au même moment, les autres personnages sont sur le point de perdre leur statut de héros, voire même d’actants puisqu’ils n’ont plus la force de ramer, c’est-à-dire d’agir. Leur engagement est au point mort.
À travers le personnage de Willie émerge une autre fonction proppienne opératoire pour envisager l’ambiguïté de l’engagement dans ce film. Il s’agit de l’interdiction et de la transgression de cette interdiction. Dans Lifeboat, l’interdiction principale concerne le sort du nazi. Les personnages doivent-ils le tuer, étant donné qu’il appartient au pays ennemi et que le bateau nazi vient de couler le leur, ou au contraire, doivent-ils respecter la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre ? [24] Le statut de prisonnier de guerre interdit les représailles sur Willie qui est protégé contre les actions individuelles. Après des discussions particulièrement tendues, les rescapés décident de respecter la loi et de le garder vivant, afin de le livrer aux autorités compétentes. De plus, ils pensent qu’il n’est qu’un simple exécutant, et ne peut pas être considéré comme responsable du naufrage du bateau (ce qui est faux puisqu’il est bien le capitaine du U-Boat). Willie n’est pas un ennemi en soi mais un représentant de la puissance ennemie, tout comme le bateau américain pour les Allemands. Après des débats houleux, les survivants décident de lui laisser la vie sauve ; ils représentent l’autorité mais ne peuvent en aucun cas exercer de vengeance sur lui. Même si le cadre normal de l’application du droit n’est pas présent ici, la loi positive existe toujours et doit être appliquée, car le droit des prisonniers de guerre a été établi dans ce but précis. Ici, c’est l’intime conviction de certains qui prime et qui fonde la légitimité de la loi positive (ils auraient bien pu « faire comme si » et jeter Willie par-dessus bord, personne ne l’aurait remarqué).
Par conséquent, ils ne doivent pas transgresser cet interdit, qui est pourtant à l’origine de nombreuses tensions au sein du groupe. Mais ces désaccords ne se dissolvent que lors de l’assassinat de Willie. Les survivants découvrent qu’il a poussé Gus (William Bendix) hors du radeau ; l’homme amputé d’une jambe s’est immédiatement noyé. Dans un accès de rage les rescapés se jettent sur lui, le poussent dans la mer et l’achèvent en le frappant. Indice très hitchcockien, l’un des personnages utilise comme arme la chaussure de la jambe amputée. A ce moment, Hitchcock les filme « comme une meute de chiens » [25]. Dans cette scène, deux idées bien différentes sont montrées en même temps. D’un côté, la vengeance est accomplie et la satisfaction de voir cet assassin périr est claire, d’autant plus que sa mort est une conséquence directe de l’odieux crime qu’il vient de perpétrer. D’un autre côté, l’idée de justice pose problème dans la mesure où elle s’oppose clairement à celle de vengeance et a été jetée aux oubliettes par la transgression de l’interdit. En tuant Willie, en ne respectant pas la Convention de Genève et en assouvissant le besoin primaire de vengeance, ils se rendent aussi coupables que Willie. Dès lors, peuvent-ils encore être considérés comme des héros une fois cet interdit transgressé ? S’ils restent les héros au sens actanciel puisqu’ils reprennent le contrôle du radeau, leur statut axiologique pose problème. La transgression les amène ainsi à s’interroger sur leurs propres failles. C’est donc la question du respect de la loi qui constitue l’enjeu éthique du film, d’autant plus qu’elle le clôt. En effet, au moment où ils s’apprêtent à être secourus après un autre affrontement entre des navires ennemis, un jeune soldat allemand est rescapé sur le canot. Le même problème se pose alors : doivent-ils le tuer ou respecter la convention de Genève malgré l’horreur qu’ils viennent de vivre ? Aucune réponse n’est apportée et le film se termine sur cette interrogation.
Par conséquent, nous pouvons déduire de cette analyse une représentation problématique de l’engagement. Le personnage le plus investi dans sa mission, celui qui croit le plus en ce qu’il fait est le méchant qui est, qui plus est, l’un des plus terrifiants de la filmographie. A l’instar de Charles Tobin (Otto Kruger) dans Saboteur qui affirme qu’il est « prêt à utiliser la force nécessaire pour atteindre [ses] objectifs », Willie est prêt à tout pour arriver à ses fins. Il fait partie des méchants hitchcockiens les plus terribles car, comme l’affirme avec justesse Robin Wood, « même dans sa mort, il ne fait preuve d’aucun pathos (une dimension humaine qu’il rejetterait) » [26]. Ainsi, même si rien dans le film ne légitime ses actions, il faut admettre que son engagement pour sa cause permet de mettre en relief l’absence d’engagement des rescapés. Seul Kovak (John Hodiak) tente de résister et s’oppose à toute collaboration avec Willie. Sa résistance est une forme d’engagement, la seule qu’il puisse envisager dans ce huis-clos à ciel ouvert. Ainsi, le fait que l’entente se produise uniquement dans l’assassinat de Willie est fortement problématique et montre bien que l’engagement des héros n’est aucunement une conséquence de valeurs altruistes. On constate dans les films du corpus de guerre à quel point cette question est épineuse. Fidèle à lui-même, Hitchcock ne tombe pas dans une représentation manichéenne du monde, même à ce moment. Comme le montre Robin Wood, nous avons ici « quelque chose de très différent des films explicitement anti-fascistes des années 1940, qui donnaient au spectateur le sentiment rassurant d’être ‘du bon côté’ » [27].
Par conséquent, une vision problématique de l’engagement se dégage ici. Si le héros hitchcockien est bien le centre de l’attention, il n’est pas celui qui, a priori, défend les valeurs d’une société. Cette difficulté à entrer dans l’action, relevant parfois de l’apathie montre que leur héroïsme, si héroïsme il y a, sera bien accidentel, dû aux circonstances extérieures qui les élèveront « de leurs vies ordinaires pour adopter la position d’espions doués et de fugitifs désespérés » [28]. Pourtant, comme nous allons le voir, si le cheminement vers un véritable engagement n’est pas aisé, c’est par ces obstacles qu’il acquiert toute sa valeur.
III. Un engagement populaire
Dans un article intitulé « Le déclin du populisme dans le cinéma hollywoodien » [29], Melvyn Stokes énonce certaines caractéristiques du cinéma populiste, associé à Frank Capra. Parmi elles, il cite la foi en l’homme moyen (« the common man ») et sa capacité à s’opposer au système, la défense des valeurs de l’Amérique, l’égalité des chances, la vie quotidienne des hommes ordinaires et leur lutte contre le système, le goût de l’effort et de l’entraide. Généralement, le concept de populisme est associé à trois films majeurs du cinéaste : Mr. Deeds Goes to Town (1936), Mr. Smith Goes to Washington (1939) et Meet John Doe (1941). Dans Mr. Smith goes to Washington, Jefferson Smith (James Stewart) est un jeune sénateur naïf et idéaliste qui refuse de céder à la corruption du monde politique, afin de défendre un projet de loi sur la création d’une colonie de vacances pour les jeunes. Il est qualifié de « plus grand nigaud de tous les temps » et de « patriote candide » [30] par ses collègues corrompus. Il est réduit au silence par ceux qui veulent voir échouer son projet à la faveur de la construction d’un barrage, jusqu’au moment où « de solides idéaux, les paroles de Lincoln, ajoutés à l’acharnement d’un homme seul […] amènent le spectateur à un dénouement bourré d’émotions fortes et de suspense » [31]. C’est alors qu’il gagne son combat. Le héros de Mr. Deeds Goes to Town est un jeune provincial passionné de tuba qui ne sait que faire de sa fortune récemment acquise, grâce à un héritage inattendu. Sollicité de toute part, il se bat pour la distribuer équitablement à des paysans en manque de travail. Son altruisme lui vaut un procès de la part d’un cousin éloigné qui désire récupérer l’héritage. Selon les mots de Frank Capra lui-même, la plus grande qualité de Deeds est son honnêteté : « Que l’honnêteté est une qualité puissante ! […] Tout est contenu dans le plus noble de tous les titres – celui d’homme honnête. […] Deeds était de ceux-là » [32]. Dans ces deux films, encore plus que dans Meet John Doe, Capra crée la formule qui fera son succès : un « ‘homme du peuple’, honnête et plein de bon sens, catapulté dans un conflit avec les forces du mal dont il sort victorieux grâce à sa bonté innée » [33]. Qu’en est-il de nos films hitchcockiens ?
Si Hitchcock n’est pas particulièrement porté sur les questions sociales, il montre lui aussi une certaine image du common man. Barry Kane, Johnny Jones et les rescapés du radeau sont des hommes et des femmes ordinaires : un employé d’une usine d’armement, un journaliste, une infirmière, un mécanicien, un steward [34].
Comme nombre de héros hitchcockiens, ils doivent avant tout sauver leur peau. En ce sens, ils ne sont pas très éloignés de personnage célèbres comme le locataire dans The Lodger, Richard Hannay dans The 39 Steps, Guy Haines dans Strangers on a Train, Roger Thornhill dans North by Northwest, Michel Armstrong dans Torn Cutain, et bien d’autres encore. Tous les personnages du corpus doivent avant tout sauver leur peau face à l’ennemi : Jones finit par être poursuivi par le réseau nazi, Kane est poursuivi par la police et l’organisation nazie et les rescapés ont échappé au torpillage de leur bateau par un avion allemand. Ainsi, si la structure narrative est similaire à d’autres films hitchcockiens, ici l’ennemi est identifié et politique.
Il est facile de comprendre pourquoi de tels personnages font preuve d’un certain égoïsme, un égoïsme naturel d’origine rousseauiste. Cette tendance naturelle de l’ego à vouloir assurer sa propre survie et sa propre sécurité les pousse à se lancer dans de telles aventures, ce qui explique pourquoi leur engagement est personnel plutôt que collectif. Le common man hitchcockien est un homme centré sur lui-même, qui ne possède pas une nature a priori bienveillante. En ce sens, il n’est pas tout à fait similaire au héros populiste décrit par Wes Gehring dans Populism and the Capra Legacy [35]. A la différence des films de Capra, ils n’est ni idéaliste, ni animé d’une quelconque volonté politique. Le héros capraïen est montré comme un homme possédant une bonté naturelle et un sens de la justice qui lui permettent d’affronter une minorité diabolique en temps de crise. Si les films hitchcockiens montrent eux aussi l’importance de l’individu et de ses capacités, ils remettent en question sa bienveillance naturelle. En ce sens, les films de guerre sont à l’image d’autres films dans lesquels les héros sont au départ des personnages ordinaires et banals, peu préoccupés par des problèmes extérieurs aux leurs. C’est pourquoi il serait inexact de qualifier les films de notre corpus de populistes. Il serait plutôt pertinent de les qualifier de « populaires ». En effet, les films hitchcockiens sont populaires parce qu’ils s’adressent au plus grand nombre (comme tous les films d’Hitchcock), mais aussi parce qu’ils caractérisent le peuple : il proposent une certaine image de l’homme ordinaire et de son rôle dans le destin collectif d’une société donnée, à un moment particulier. La distinction entre populiste et populaire nous permet de mettre en évidence le caractère a priori amoral de l’engagement des personnages hitchcockiens.
S’ils ne sont pas altruistes de manière innée, c’est par l’expérience qu’ils vont découvrir l’importance de l’engagement. Comment comprendre le cheminement des personnages hitchcockiens ? Dans le cinéma de Capra, l’accent est mis sur une figure individuelle qui se bat pour une cause : Smith se bat pour défendre un projet de loi, Deeds se bat pour distribuer équitablement sa fortune et John Doe pour redonner de l’espoir au peuple américain qui souffre de la crise économique. L’engagement de John Doe est le plus proche de l’engagement de type hitchcockien. En effet, il ne partage pas l’idéalisme d’un Smith. Lui-même sans argent, il accepte de se faire passer pour John Doe et proférer des discours qu’il ne comprend qu’à moitié en échange d’une vie enfin décente. C’est à la suite de son engagement qu’il se met à partager les valeurs défendues dans ses discours. Chez Hitchcock, ce civisme est aussi une conséquence de l’engagement des protagonistes, non pas son origine. Dans Saboteur, Barry Kane effectue un chemin similaire à celui de John Doe, et inverse à celui de Mr. Smith : il devient peu à peu le défenseur de la liberté et de la démocratie parce qu’il découvre la légitimité de ce combat au gré de ses rencontres. C’est ce qu’il affirme dans un discours zélé face à son principal ennemi : « Ces derniers jours j’ai beaucoup appris. J’ai rencontré des gens […] animés par la volonté de bien faire ; des gens qui prennent du plaisir à s’aider les uns les autres et à combattre les méchants ». Ce manichéisme un peu simpliste est celui d’un homme ordinaire qui a rencontré d’autres hommes ordinaires. C’est la rencontre avec ses semblables qui lui donne envie de croire que le monde peut changer, d’en bas, grâce à l’alliance et à la solidarité du peuple, ceux que le méchant du film qualifie de « moron millions », ces millions d’imbéciles. Ainsi, Barry Kane évolue de façon exemplaire. Même si l’ancrage politique du film n’est pas explicite, la menace est clairement le Nazisme. Le combat de Kane provoque en lui un changement : sauvant sa peau, il comprend peu à peu l’étendue et la vicissitude de la menace. Le film possède une intention politique très claire pour un film d’Hitchcock. Réalisé en plein milieu de la guerre, il est l’un des films hitchcockiens les plus ouvertement engagés.
Foreign Correspondent possède une place spéciale dans la carrière du cinéaste et dans l’histoire du cinéma, car il est considéré comme « la véritable déclaration de guerre d’Hollywood » [36]. Grâce à la volonté du producteur indépendant Walter Wanger, Hitchcock et son équipe donnent vie à l’un des premiers films louant explicitement l’effort de guerre britannique et incitant les États-Unis à prendre part au conflit. En effet, l’attitude de Johnny Jones possède une portée collective non négligeable. Bien qu’il soit montré au début comme un journaliste de petite envergure sans réelle préoccupation politique, et bien qu’il ne soit pas doté de qualités exceptionnelles, il n’est pas un traitre comme Stephen Fisher ; il n’essaye pas de tromper le monde ni de trahir les autres. Au contraire, il reste fidèle à lui-même, il est honnête et agit selon ses capacités pour retrouver Van Meer. Il est un héros ordinaire ; il représente l’importance de l’engagement de l’homme commun qui œuvre à la hauteur de ses moyens. La fin du film, tout aussi patriotique que celle de Saboteur, permet de corroborer cette idée. Jones est engagé pour faire un discours radiophonique à l’attention des Américains depuis Londres ; il décrit la situation de la capitale anglaise lorsque des bombes tombent tout autour d’eux. Délaissant son papier, il parle dans le noir et se met à appeler les Américains à l’aide :
Tous ces bruits que vous entendez, ce ne sont pas des parasites. C’est la mort qui s’abat sur Londres. Oui, la voici qui arrive. Vous pouvez entendre les bombes tomber sur les maisons et dans les rues. Ne quittez pas l’antenne ! Attendez, il se passe des événements terribles et vous en faites partie. Il est trop tard maintenant pour faire autre chose qu’attendre dans le noir. On dirait que toutes les lumières se sont éteintes, sauf en Amérique. Laissez vos lumières allumées ! Recouvrez-les d’acier, équipez-les de canons : construisez des navires et des bombardiers pour les protéger ! Ne laissez pas s’éteindre ces lumières, ce sont les dernières qui brillent encore au monde !
L’ironie du sort fit que le tournage se termina quelques jours seulement avant les premiers bombardements allemands, faisant de Foreign Correspondent un film on ne peut plus au fait de l’actualité. Pendant que Jones prononce son discours, les lumières et le son des bombardements s’effacent progressivement de l’espace diégétique pour laisser la place à l’hymne américain en musique d’écran. La portée émotionnelle de ce moment permet au film de favoriser la sympathie du spectateur face au sort des Britanniques, le tout sans toucher au script assez neutre. De la même manière qu’avec Men of the Lightship, Hitchcock parvient à donner une orientation patriotique au film grâce à des moyens formels. Le film prône ainsi une entraide entre deux pays unis par l’Histoire, et met en avant l’idée de solidarité entre les hommes et entre les nations. Le héros devient alors le véritable porte-parole de tout un peuple, tout comme John Doe le sera un an plus tard.
Ainsi, des trois films de notre corpus, deux montrent une évolution positive des héros qui, à l’égard d’un John Doe, en viennent à incarner et à défendre des valeurs d’altruisme et de bienveillance alors que leur engagement était d’origine égoïste. Jones et Kane peuvent alors être pleinement considérés comme des héros, axiologiques et actanciels. Plus qu’engagés, ils deviennent ainsi véritablement dévoués, c’est-à-dire animés de bienveillance et prêts à se sacrifier pour « une cause jugées de haute valeur » [37]. Finalement, la différence avec d’autres héros hitchcockiens qui doivent sauver leur peau, tels Balestrero dans The Wrong Man, Margot dans Dial M for Murder, Jeff dans Rear Window, les héros des films de guerre apparaissent comme véritablement dévoués à la défense de la démocratie et de la lutte contre l’ennemi totalitariste. Mais un film comme Lifeboat vient démontrer avec force le l’ambiguïté constante de l’œuvre hitchcockienne : le processus ne va pas jusqu’au bout dans ce film. Les tensions et les dissidences entre les personnages sont sans cesse présentes. Après la mort de Willie, au moment où ils vont être rescapés, chacun retrouve ses préoccupations personnelles : Connie Porter se remaquille parce qu’elle a peut être des amis sur le bateau qui leur vient en aide, Rittenhouse pense à ses nouvelles affaires, l’infirmière (Mary Anderson) et Garrett (Hume Cronyn) roucoulent comme deux jeunes amants. Il n’y a bien qu’à la dernière minute qu’un véritable questionnement est visible, lorsque le marin allemand monte sur le radeau. Il est très jeune et apeuré. Il est filmé de la même manière que Willie à son arrivée sur le radeau, ce qui provoque une boucle formelle et symbolique évidente. Les rescapés se demandent que faire et Connie, pensant à tous les morts, répond : « maybe they can answer that ». Le film pose le problème d’une histoire qui se répète, et ne montre pas l’optimisme de Foreign Correspondent ou de Saboteur quant à l’image du common man. Mais en filigrane, le message de Lifeboat est peut-être celui d’une entente entre les hommes et entre les nations, comme l’affirmait Hitchcock à Truffaut : « les démocraties étaient en désordre alors que les Allemands savaient où ils voulaient aller. Il s’agissait donc de dire aux démocrates qu’il leur fallait (…) oublier leurs différences pour se concentrer sur un seul ennemi, particulièrement puissant par son esprit d’unité et de décision » [38]. Le message ne fut pas compris à l’époque et Lifeboat fut accusé de rabaisser l’idéal démocratique. L’ambiguïté du film, qui en fait sa richesse, fut peut-être la cause d’un rejet de ce film, et de son oubli au détriment d’œuvres moins transgressives.
Conclusion
Pour conclure, nous pouvons voir en quoi les films de guerre constituent une sorte de miroir grossissant du cinéma hitchcockien : ils sont fondés sur une structure narrative relativement similaire, mais possèdent une portée collective plus explicite. A travers l’étude de l’engagement d’Hitchcock, de la fonction des personnages au sein de Saboteur, de Lifeboat et de Foreign Correspondent, nous avons pu constater que ces films s’inscrivaient bien au sein de la filmographie hitchcockienne. Ces films sont construits sur l’ambivalence des héros et de leurs adversaires. Les personnages des films de guerre sont dans la même position que les héros de films de faux coupable ou de films d’espionnage, ils sont jetés dans un chaos dont ils ne peuvent sortir que par leur action. Leur engagement est une nécessité. Pourtant, ce qui différencie ces films du reste de la filmographie, c’est leur portée plus générale, en prenant la voie d’un manichéisme évident (Saboteur), en louant la solidarité entre les nations (Foreign Correspondent), ou en mettant le spectateur face à l’horreur de l’individualisme en tant de guerre (Lifeboat). Ces films montrent bien que le combat en temps de crise peut venir d’en bas, et que l’union des actions individuelles est la solution la plus prometteuse. Leurs enjeux éthiques sont indéniables. Ainsi, ils représentent une certaine conception populaire de l’engagement : c’est l’homme ordinaire qui porte l’espoir du possible changement d’un monde en crise.
Bibliographie
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Filmographie
1940 : Foreign Correspondent (Correspondant 17)
Scénario : BENNETT, Charles, HARRISON, Joan
Production : WANGER, Walter (United Artists)
Interprétation : MCCREA, Joel (Johnny Jones), DAY, Laraine (Carol Fisher), MARSHALL, Herbert (Stephen Fisher).
1942 : Saboteur (La Cinquième Colonne)
Scénario : HARRISON, Joan, PARKER, Dorothy, VIERTEL, Peter, d’après une idée originale d’HITCHCOCK, Alfred
Production : LLYOD, Frank, SKIRBALL, Jack (Universal)
Interprétation : CUMMINGS, Robert (Barry Kane), LANE, Priscilla (Pat Martin), KRUGER, Otto (Charles Tobin).
1944 : Lifeboat (produit en 1943)
Scénario : SWERLING, Jo, d’après la nouvelle de STEINBECK, John
Production : MACGOWAN, Kenneth (20th Century Fox)
Interprétation ? : BANKHEAD Tallulah (Constance Porter), HODIAK, John (Kovac), BENDIX, William (Gus), SLEZAK, Walter (Willie).
1944 : Aventure malgache
Scénario : CLERMONT, Jules Francois
Production : MoI
Interprétation : Molière Players.
1944 : Bon voyage
Scénario : MCPHAIL, Angus, d’après une idée originale de CALDER-MARSHALL, Arthur
Production : MoI
Interprétation : BLYTHE, John (sergent John Dougall), Molière Players.
[1] Serait-ce également la raison pour laquelle de brillantes œuvres de la période muette comme Champagne, Easy Virtue ou Downhill furent peu à peu oubliées au profit de véritables « Hitchcock Pictures », comme The Lodger ou The Ring ? Cette question mériterait un développement conséquent.
[2] SIPIÈRE, Dominique, « Is There Such a Thing as a Hitchcock Genre ? », DEL AZCONA, Maria, DELEYTO, Celestino, Generic Attractions : New Essays on Film Genre Criticism, Paris, Michel Houdiard, 2010, p. 313- 324.
[3] Voir BARR, Charles, « Deserted or Honoured Exile ? Views on Hitchcock from Wartime Britain », ALLEN, Richard, GOTTLIEB, Sidney (ed.), The Hitchcock Annual Anthology (2004-2005), p. 87 : « Queues were seen at West End cinemas for the first time for a month. People lined up to see Hitchcock’s Foreign Correspondent at the Gaumont ».
[4] Wood, Robin, « Hitchcock and fascism », The Hitchcock Annual Anthology, p. 112
[5] Ibid., p. 114
[6] Ibid., p. 99
[7] BARR, Charles, « Deserted or Honoured Exile ? Views on Hitchcock from Wartime Britain », op.cit., p. 84
[8] Forever and a Day (1943), réalisé par René Clair, Edmund Goulding, Cedric Hardwicke, Frank Lloyd, Victor Saville, Robert Stevenson et Herbert Wilcox.
[9] Rowan, Terry, World War II goes to the movies & Television Guide, vol 1, 2012, p. 218
[10] TRUFFAUT, François, Hitchcock / Truffaut (1983), Paris, Gallimard, 1993.p. 132-133
[11] MCGILLIGAN, Patrick, Alfred Hitchcock : A Life in Darkness and Light, New York, Harper Collins, 2003, p.455
[12] KERZONCUF, Alain, BARR, Charles, Hitchcock Lost and Found, The Forgotten Films, University Press of Kentucky, 2015, p. 170
[13] Ibid., p. 127
[14] KERZONCUF, Alain, « Alfred Hitchcock and The Fighting Generation », Senses of Cinema [en ligne], disponible sur : http://www.sensesofcinema.com/2009/feature-articles/hitchcock-fighting-generation/
[15] KERZONCUF, Alain, BARR, Charles, Hitchcock Lost and Found, The Forgotten Films, op.cit., p. 171
[16] MCGILLIGAN, Patrick, Alfred Hitchcock : A Life in Darkness and Light, op.cit, p. 368-369
[17] KERZONCUF, Alain, BARR, Charles, Hitchcock Lost and Found, The Forgotten Films, op.cit., p. 175
[18] Elisabeth Sussex, (« the fate of the F3080), Sight and Sound n°2, 53 (1984), p. 95
[19] Kay Gladstone, « The Allied screening of concentration camp documentaries in defeated Germany in 1945-1946 », Holocaust and the Moving Image,
[20] Memo du commandant Mc Lachlan cité par Kay Gladstone
[21] Voici quelques exemples célèbres de Mac Guffin : dans The 39 Steps (1935) c’est une formule permettant la construction d’un moteur d’avion silencieux ; dans Notorious (1946), c’est de l’uranium caché dans des bouteilles de vin ; dans North by Northwest (1959), ce sont des microfilms cachés à l’intérieur d’une statuette.
[22] D’autres héros hitchcockiens sont peu volontaires : Margot se laisse accuser sans grande résistance (Dial M for Murder), Devlin laisse Alicia aux mains des nazis (Notorious), Emily laisse son mari tomber dans les bras d’une fausse princesse, sans vraiment réagir (Rich and Strange), etc.
[23] Certaines fonctions identifiées par Vladimir Propp dans La sémantique structurale constituent un cadre théorique pertinent pour étudier l’engagement des personnages des films de guerre.
[24] Comité International de la Croix-Rouge, [en ligne], https://www.icrc.org/fr : « Convention relative au traitement des prisonniers de guerre. Genève, 27 juillet 1929. Article 2 : ‘Responsabilité pour le traitement des prisonniers. Les prisonniers de guerre sont au pouvoir de la Puissance ennemie, mais non des individus ou des corps de troupe qui les ont capturés. Ils doivent être traités, en tout temps, avec humanité et être protégés notamment contre les actes de violence, les insultes et la curiosité publique. Les mesures de représailles à leur égard sont interdites ».
[25] TRUFFAUT, François, Hitchcock / Truffaut, op.cit., p. 128
[26] Robin Wood, Hitchcock and Fascism, op.cit., p.117
[27] Ibid., p. 100
[28] KING, Noël, MILLER, Toby, « Accidental Heroes and Gifted Amateurs : Hitchcock and Ideology », op.cit.,
p. 428
[29] BOLTER, Trudy (dir.) Cinéma anglophone et politique : vers un renouveau du sens (actes du colloque de la SERCIA), Paris, L’harmattan, 2007.
[30] CAPRA, Frank, Hollywood Story : une biographie. Paris, Stock, 1976, p. 302
[31] idem
[32] Ibid., p. 242
[33] Ibid., p. 341
[34] Même si certains personnages de Lifeboat ne font pas partie du peuple, notamment Connie Porter (Tallulah Bankhead), une journaliste riche et Rittenhouse (Henry Hull), un homme d’affaire très riche, ils sont égaux aux autres rescapés. Connie doit se débarrasser peu à peu de tous ses accessoires qui fondent son statut social (sa machine à écrire, son manteau, son bracelet en or qui servira d’appât à poisons). Leurs richesses ne leur servent à rien ici.
[35] GEHRING, Wes, Populism and the Capra Legacy, Greenwood Press, Wesport, 1995.
[36] LACOURBE, Roland, Nazisme et Seconde Guerre mondiale dans le cinéma d’espionnage, Paris, Henri Veyrier, 1983, p. 70.
[37] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1926. On pourrait rétorquer que les méchants sont eux aussi prêts à se sacrifier pour une cause jugée de haute valeur, et qu’ils doivent ainsi être considérés comme dévoués. Cependant, l’idée de dévouement implique celle de bienveillance, ce qui ne peut en aucun cas les caractériser.
[38] Hitchcock / Truffaut, op.cit., p. 128.