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Sophie Valiergue
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Sophie Valiergue, « Street art, graffiti et publicité : entre connivence et aversion », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 2 septembre 2016. URL : http://www.influxus.eu/article1055.html - Consulté le 21 novembre 2024.
Street art, graffiti et publicité : entre connivence et aversion
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Résumé
L’espace public est aujourd’hui quasi saturé par la publicité. Parallèlement, on assiste à l’émergence et la reconnaissance du Graffiti et du Street Art dans nos rues. Mais quelles relations existe-t-il entre ces mouvements culturels et la publicité ? Cet article apportera des éléments de réponse à travers des exemples pertinents. La publicité, véritable éponge, a très vite su s’approprier l’esthétique et les codes du Graffiti et du Street Art, et les a utilisés en sa faveur. De nombreux street artistes et graffeurs ont collaboré à ces projets. Toutefois, certains artistes s’opposent à une telle alliance et plus largement à la publicité, symbole de notre société consumériste. Au-delà d’une problématique artistique, les relations entre la publicité et le Street Art ou le Graffiti posent la question de la réappropriation à des fins commerciales, d’un mouvement jeune et spontané, à vocation contestataire.Abstract
Nowadays, public space is almost saturated by advertising. Beside, Graffiti and Street art are emerging down our streets and the recognition is growing up. What are the relationships between those cultural movements and advertising? This article brings parts of answer though examples. Advertising quickly took over Graffiti and Street art’s esthetic and codes. A lot of writers and street artists collaborated in those projects. However, some artists are against such an alliance and more broadly speaking against advertising, which symbolize consumerism. More than an artistic problematic, relationships between advertising and street art or graffiti ask about the recovery of a young and spontaneous movement to commercial ends.Street art, graffiti et publicité : entre connivence et aversion [1]
Du 10 au 22 mai 2014 dernier, s’est tenu à Paris le Converse Clash of Walls [2]. S’inspirant de la Chuck 70, le modèle emblématique de la marque de chaussures, Alëxone et Supakitch ont repeint les murs intérieurs et extérieurs du Pavillon des Canaux. Ce projet participatif permettait aux internautes d’interagir avec les artistes : grâce au hashtagb #clashwall, ils pouvaient soumettre leurs idées aux deux peintres qui réinterprétèrent certaines d’entre elles sur les murs de l’édifice. Converse Clash of Walls fut une formidable tribune pour les artistes qui eurent l’occasion de travailler sur un support exceptionnel. Cette opération de communication semblait donc idéale : le travail des artistes était mis en avant, le public pouvait participer et la marque faisait parler d’elle de façon originale. Cette initiative nous amène à nous demander quelles sont les relations qui existent entre la publicité et le street art ou graffiti. En effet, la publicité est une notion qui a évolué au cours du temps et qui a su s’adapter à son époque. Parallèlement à son développement, le street art et le graffiti ont émergé et sont parvenus à se faire aimer de la bourgeoisie. La publicité s’est donc emparée du phénomène quitte à se réapproprier les codes et l’esthétique des deux disciplines. Si on assiste à de nombreuses collaborations entre marques et street artistes ou graffeurs, on constate qu’une résistance s’est mise en place dans la rue pour que l’espace public redevienne un lieu de liberté d’expression et d’échange.
Cet article qui se veut non exhaustif, apportera certains éléments de réponse au travers d’exemples significatifs.
Espace public, publicité et street art
De nos jours, l’espace public [3] urbain perd de plus en plus cet aspect social et politique qui en faisait un lieu de vie et d’échange. Ce n’est plus qu’une zone de passage qui permet d’aller d’un point à l’autre de la ville. Dépossédés de leurs espaces communs, les citadins n’ont plus vraiment de pouvoir et sont soumis à ce que les autorités publiques veulent bien leur offrir.
De l’espace public à l’espace publicitaire
Aujourd’hui, notamment dans les milieux urbains, l’espace public est inondé par la publicité [4] que l’on retrouve partout, sur les murs des rues, les panneaux fixes ou déroulants, les bus, les façades d’immeubles, etc.
Le philosophe Jurgen Habermas explique, dans son ouvrage L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, qu’à l’origine, au XVIIème siècle, la notion de publicité désignait la pratique de la discussion, l’usage de l’analyse critique et l’essor de la presse. Elle était indissociable du sens critique des individus, capables de remettre en question le pouvoir politique en place. Ces personnes étaient issues de la bourgeoisie, une classe en plein essor et adversaire de l’aristocratie en place au pouvoir.
De plus en plus présente dans l’espace public, la publicité a su évoluer et s’adapter aux technologies et à l’architecture. Du mobilier urbain est spécialement conçu pour abriter des affiches ou tout du moins élaboré de façon à pouvoir les exposer. Ainsi, l’entreprise JCDecaux imagine en 1964 un nouvel espace de publicité, l’abris-bus, et propose aux municipalités leur mise à disposition et leur entretien gratuits puisque le tout est payé par les annonceurs qui les utilisent comme support. Aujourd’hui, les municipalités cèdent donc la gestion des espaces publicitaires à une entreprise [5].
On assiste donc à une privatisation de l’espace public. Dans son chapitre VI, Habermas « montre comment l’Etat construit une nouvelle sphère publique acceptant l’hégémonie d’une publicité manipulatrice et non plus principalement informative. Il s’agit de tout soumettre à la logique de la communication, y compris les idées et les principes. » (Paquot, 2009 :15). Le dialogue, la critique n’ont plus lieu d’être. Les passants ne sont plus considérés que comme des consommateurs potentiels et non plus comme des individus, des personnes capables de réflexion et d’analyse. Les marques imposent leurs goûts, elles « ont standardisé notre rapport aux couleurs, aux formes, et finalement à tout ce qui va pouvoir faire signe dans l’espace urbain » [6]. Elles privent ainsi le passant de sa « liberté liée au pouvoir de l’imagination qui prépare le jugement » (Dufoulon, Lolive, 2014 :20).
Une part toujours croissante de l’espace public est confiée à des particuliers et ce n’est pas pour exprimer une opinion, mais pour inciter les citoyens à la consommation. L’objectif est de créer un besoin, une frustration auprès de celui-ci qui n’aura d’autres choix que d’acheter le produit pour se sentir mieux et être bien vu dans la société. Ceci est particulièrement vrai pour les adolescents et les jeunes adultes. Répondre à l’appel de la publicité et des marques leur permet de se construire une image pour soi et pour les autres. Consommer devient donc un moyen d’exister et de s’affirmer [7].
Par ailleurs, l’omniprésence de la publicité dans l’espace public fait que l’on finit par ne plus prêter attention à tous ces signaux tentateurs. Les publicistes cherchent donc sans cesse de nouvelles pratiques pour se distinguer [8].
Emergence du graffiti et du street art dans l’espace public
Parallèlement à la publicité, les rues occidentales ont vu émerger deux nouvelles formes d’expression : le graffiti et le street art.
_Le graffiti est une signature, celle du graffeur qui utilise un blaze [9] ou celle de son crew [10]. Il se caractérise par des lettrages plus ou moins travaillés, le plus simple étant le tag considéré comme la base du graffiti. On estime généralement que le graffiti est né à la fin des années 70 à New York. Il est apparu dans un contexte social particulier : dans des quartiers pauvres accolés à des quartiers riches, comme Harlem et Broadway, où les guerres de gang faisaient rage [11]. Ainsi, le graffiti est devenu une nouvelle arme, qui permit aux jeunes de gangs de s’affronter sans violence [12]. Ce fut également un moyen pour eux de livrer une guerre artistique contre les riches et les propriétaires, et d’imposer leur esthétique dans la ville.
Malgré les interdictions et les sanctions, cette pratique a très vite su conquérir le monde. Ainsi, le Graffiti arrive en France en même temps que la culture Hip Hop au début des années 80, pour devenir une des disciplines majeures de la culture urbaine.
D’un point de vue stylistique, le Graffiti a beaucoup évolué, mais au lieu de supprimer les styles précédents, chaque nouvelle forme d’écriture vient enrichir le vocabulaire graphique existant. La concurrence entre les graffeurs et les crews a suscité une riche émulation qui a donné lieu à différentes esthétiques. Aujourd’hui, le wild style (lettres très déformées et brouillées), le bubble style (lettres en forme de bulle), le block style (lettre en forme de carré) et bien d’autres se côtoient. Le but de chaque graffeur étant d’imposer son propre style.
Le graffiti est un cri, une manière de montrer que l’on existe dans cette société de plus en plus anonyme. En inscrivant leur nom sur les murs, les graffeurs affirment leur identité, se montrent et d’une certaine façon recherchent la célébrité (tout en conservant leur anonymat).
Le graffiti est très codifié. Pour échapper à ces règles et pouvoir créer un travail plus personnel et intime, certains graffeurs se sont tournés vers le street art. Ce dernier laisse les artistes beaucoup plus libres que ce soit au niveau des médiums [13] qu’ils emploient, des motifs et des discours. En effet, le street art ou art de rue réunit une multitude de pratiques et de démarches très différentes les unes des autres. Il n’y a donc pas d’unité de technique [14], ni de thème, de génération ou de discours, seulement une unité de lieu. La rue, le cadre de création est le ciment de ce mouvement [15]. Les œuvres sont bien souvent éphémères, illégales et cherchent à provoquer une réaction chez le passant qui devient spectateur. Les influences du street art sont multiples : mai 68, le graffiti, les muralistes mexicains, le pop art, la nouvelle figuration, le land art, etc.
La première génération d’artistes de rue en France apparaît dans les années 70 avec Gérard Zlotykamien et Ernest Pignon Ernest et se développe dans les années 80 avec notamment l’Ecole de Paris composée, entre autres, de pochoiristes comme Miss Tic, Jef Aerosol et Mosko et Associés.
Dans les années 90, apparaît une nouvelle génération d’artistes de rue issue du Graffiti. La plupart d’entre eux ont également fréquenté une école de Beaux-Arts. En effet, dans leur jeunesse, ils ont souvent pratiqué le graffiti et le tag, et plus tard suite à leurs études ils ont voulu approfondir leur démarche et se différencier un peu plus des autres.
Depuis les années 2000, l’acceptation du street art et du graffiti ne cesse de croître. D’abord relégué au rang de nuisance visuelle, ils se sont hissés peu à peu vers la reconnaissance populaire, et depuis quelques années, institutionnelle. Le street art est désormais considéré comme un mouvement artistique à part entière ayant su remettre en question les grandes valeurs de l’art et imposer son sens de l’esthétique.
Cependant, malgré cette reconnaissance, le graffiti et le street art restent généralement interdits par la loi. Dès 1973, la ville de New York a organisé la première campagne de nettoyage et en 1986, les autorités ont décidé de clôturer les entrepôts de trains et de nettoyer les wagons régulièrement. Partout dans le monde, les lois contre le graffiti et le street art se sont durcies et les peines sont devenues de plus en plus sévères. Cette répression a poussé les artistes à développer de nouvelles formes d’expression. Les street-artistes ont donc utilisé les contraintes imposées par ces interdits comme tremplin à la créativité.
Quand la publicité aime le street art
Le street art et la publicité : différences et similitudes
Contrairement à la publicité, le graffiti et le street art ne sont généralement pas autorisés (hormis lors de certaines occasions bien particulières). Cette illégalité qui les caractérise, leur laisse une plus grande liberté d’expression n’étant pas freinés dans leur discours par une quelconque autorité. Ainsi, que l’on apprécie ou non leur performance, les street artistes et les graffeurs créent le débat et réintroduisent une part de sens critique dans l’espace public en laissant les gens les juger, alors que la publicité impose son point de vue. Toujours subjective, elle cherche à séduire et à influencer le spectateur pour le pousser à consommer.
En outre, la publicité et le street art présentent un certain nombre de similitudes. Tous deux apportent de la couleur aux rues, leurs productions sont éphémères et sont sans cesse renouvelées. On peut aussi considérer que le street art emploie les mêmes stratégies que la publicité. En effet, les tags, les logotypes, les signatures, sont répétés à l’infini sur les murs par les graffeurs et les street artistes tout comme les marques répandent leur logos à travers la ville. Le tag est une forme de logo pour le graffeur, tout comme le logo est la signature de la marque.
De plus, les deux entités recherchent les meilleurs emplacements pour être le plus visible possible. Toutefois, bien que leurs objectifs à tous deux soient d’attirer le regard du passant et d’être suffisamment séduisants pour susciter son attention, leurs intentions ne sont pas les mêmes : l’un veut vendre, l’autre provoquer (une réaction, un débat, …).
Art et publicité
La publicité est une industrie créative. Quoi de plus naturel pour elle donc, que de faire appel à des artistes ? Dès le début de l’utilisation des affiches par la publicité, à la fin du XIXème siècle, des artistes ont été sollicités. Ainsi, Toulouse-Lautrec, Mucha et Norman Rockwell au milieu du XXème siècle, se sont illustrés en réalisant des affiches publicitaires aujourd’hui considérées comme des œuvres d’art à part entière.
Le pouvoir marketing des arts urbains
La publicité évolue avec son temps, elle doit sans cesse se mettre à la page pour adapter le message qu’elle véhicule en fonction du public qu’elle vise et surtout pour ne pas être dépassée par ses concurrents. Pour cette raison, elle n’hésite pas à surfer sur les tendances comme celle du street art. Si la publicité, ainsi que le monde de la mode, s’entichent des cultures urbaines, c’est en partie parce que ces dernières années, le street art a su se faire une place dans le marché de l’art. En effet, la valeur du street art et du graffiti ne cesse de croître, des ventes aux enchères spécialisées sont organisées et les côtes de certains street artistes n’ont rien à envier aux artistes contemporains plus classiques.
De plus, le pouvoir visuel du street art et du graffiti est très fort. Les images créées sont souvent percutantes. Elles transmettent une idée de jeunesse, de dynamisme : urbaine et rebelle. « Nourri de mythologie contestataire et du romantisme de la révolte, il possède ce mélange de désinvolture et de défiance à l’égard du pouvoir qui caractérise la street attitude. » (Lemoine & Terral, 2005). « Une sociologie de la distinction pourrait montrer comment le street art réactive la légitimité des valeurs de la bourgeoisie libérale « sympa » (cool) contre la bourgeoisie conservatrice « coincée » (square) ». (Génin, 2013)
L’image que se donne une marque et qu’elle transmet à ses produits peut avoir un énorme impact sur les ventes. Deux catégories d’enseignes utilisant le street art et le graffiti pour leur publicité ressortent. D’une part, les marques de luxe qui s’adressent à une clientèle exigeante en quête d’originalité. Celles-ci sont toujours à la pointe des tendances, elles cherchent sans cesse à se démarquer, à prouver leur créativité et leur ouverture d’esprit. D’autre part, les marques qui visent un public jeune. Leurs produits doivent véhiculer une image branchée et impertinente. De cette façon, les consommateurs auront l’impression de le devenir en acquérant ces produits.
Ainsi, l’opération publicitaire pour Mc Donald’s nommée Pictogrammes [16] rompt avec la tradition des campagnes précédentes qui tournaient autour de la famille. Elle met en scène un groupe de jeunes qui déambulent dans les rues la nuit, pour coller des affiches et bomber des pochoirs, représentant les six best-sellers de la chaîne de restauration, dans un style très coloré et épuré. Au petit matin, ils se retrouvent sur le toit d’un immeuble pour déguster un bon Mc Donald. Ces jeunes branchés, habillés à la mode et qui n’oublient pas de faire un selfie devant une affiche, agissent de façon organisée, efficace et rapide comme peuvent le faire les graffeurs lorsqu’ils s’attaquent à un train à quai. Ici, le message qu’ils envoient est « Consommez Mc Donald’s et devenez aussi cool que nous ».
Le détournement des modes opératoires du street art et du graffiti
Comme on le voit avec cet exemple de la campagne Mc Donald, les publicistes aiment mettre en scène les graffeurs et les street artistes. Cela plonge le spectateur au cœur de l’action et de l’interdit. Mais ils ne se contentent pas seulement de reproduire à l’écran leurs modes opératoires, ils les adoptent. Ainsi, depuis quelques années, on assiste au renouveau du street marketing [17] avec l’apparition de nouveaux procédés directement inspirés des techniques du street art : réalisation d’une fresque, pochoirs au sol, autocollants, cleantag [18], etc. Aussi, les entreprises n’ayant pas les moyens de réaliser une opération de street marketing légale n’hésitent plus à avoir recours à la guerilla marketing [19]. Idéal pour cibler une clientèle urbaine, le street marketing permet de réaliser une campagne ponctuelle à moindre coût avec un fort impact local et de créer le buzz.
Par ailleurs, certaines agences comme Rencart [20] se sont même spécialisées dans la communication par le street art. Elle propose de nombreuses prestations allant de l’atelier participatif à la série limitée signée par un street artiste, en passant par la réalisation d’un événement avec des performances live. Pour les créateurs de l’agence, leurs services transmettent des valeurs liées à l’art et agissent contre la saturation publicitaire dans l’espace public tout en communiquant de façon originale, créative et personnalisée.
Le street art et le graffiti sont donc détournés pour être utilisés pour communiquer non pas une idée, un avis ou un sentiment, mais un produit, une marque ou un événement.
Les collaborations
Fabel pour Calvin Klein, Make pour Louboutin, Retna pour Louis Vuitton, etc. les collaborations entre des graffeurs ou des street artistes et des marques sont nombreuses et variées. Certains customisent des séries limitées vendues plus ou moins chères, d’autres réalisent une œuvre unique mise en scène lors d’un évènement qui fera parler de la marque, d’autre encore conçoivent le décor ou jouent dans des vidéos publicitaires. « Les valeurs du street art, sa tendance libertaire et sa critique des catégories sociales établies, sont désactivées par le libéralisme même qui approuve et reconnaît dans cette liberté la part de dérégulation censée favoriser l’innovation » (Génin, op. cit.:5).
Par ailleurs, si les collaborations entre les marques et les artistes sont généralement ponctuelles, certains graffeurs n’hésitent pas à multiplier les contrats. Nasty, par exemple, est un graffeur qui a débuté à la fin des années 80 et s’est imposé sur la scène parisienne. Depuis, il est devenu une référence, coqueluche des salles des ventes et des galeries. Parallèlement à son activité artistique institutionnelle, il participe régulièrement à toutes sortes de campagnes publicitaires. La bière 1664, la boisson Burn, Mercedes, BNP Paribas, etc, la liste est longue. Pour lui, c’est un bon moyen de repousser les limites de son art en s’attaquant à de nouveaux supports.
L’association publicité-street art : les contradictions
Les collaborations entre les graffeurs ou street artistes et les marques sont souvent pleines de contradictions, en voici quelques exemples.
Certaines entreprises sont connues pour lutter farouchement contre le graffiti et le street art. Ainsi, la RATP poursuit régulièrement en justice les graffeurs et les street artistes qui osent s’exprimer sur son territoire. Cela n’a pourtant pas empêché la compagnie de confier les illustrations de sa campagne Imagine R de 2007 à 2009 à plusieurs artistes issus de la scène graffiti comme Grems ou Tvrbo [21]. Cette carte de transport s’adresse à des jeunes âgés de 12 à 25 ans vivant en Ile-de-France, un public potentiellement sensible à l’esthétique « urbaine ». La RATP semble donc séduite par l’esthétique des arts urbains (surtout si cela lui attire des clients), mais rejette l’esprit de cette culture, celui qui se joue de l’autorité et n’en fait qu’à sa tête. Quoi qu’il en soit c’est un beau retournement de situation pour ces anciens graffeurs autrefois traqués.
Dans un autre registre, Shepard Fairey, un street artiste qui s’est fait connaître sous le pseudonyme d’Obey, est un bon exemple de ces artistes qui voyant leur succès grandir ont retourné leur veste. Il débute en 1989 avec sa campagne André the Giant has a Posse, ses stickers, pochoirs et affiches représentaient André Roussimoff alias André the Giant [22]. En 1995, le mot « obey » est associé au géant [23]. A travers la mise en scène d’une propagande absurde pour cette figure orwellienne [24], Obey dénonçait le matraquage publicitaire et politique auquel sont soumis les individus au quotidien. Mais l’artiste est tombé dans la machine qu’il dénonçait : il a commencé à vendre des stickers et autres produits dérivés à l’effigie du géant. Lui qui se moquait des campagnes politiques s’est rangé au côté de Barak Obama lors des élections de 2008 en réalisant son affiche désormais célèbre. Cette représentation qui renvoie l’image d’un candidat jeune et cool, eut beaucoup de succès. Elle fut déclinée sur tout type de support et détournée une multitude de fois.
Dernier exemple, Monoprix a lancé une collection Street Art en septembre 2014 qui a beaucoup fait parler. Trois graffeurs, Nasty, Tanc et Pro176 ont été invités à customiser des produits de l’enseigne (vêtements, linge de maison, cahiers, …). Malgré les critiques, les produits se sont très bien vendus. Force est de constater que le concept est tout de même antinomique : des graffeurs dont l’image est celle d’insoumis customisent des maniques et des torchons, outils indispensables de la bonne ménagère. Si l’intention de la marque est claire, vendre un produit estampillé « street art » (car c’est bien le street art qui est mis en avant et non pas le talent des trois artistes), les graffeurs quant à eux ne risquent-ils pas de perdre leur légitimité à participer à des projets si éloignés de l’esprit d’origine de leur pratique ?
Résistance : à la reconquête de l’espace public
Face à cette réappropriation du street art et du graffiti par la publicité, des réfractaires ont décidé de résister et de manifester leur désaccord.
Kidult [25] est ce qu’on peut qualifier de pur vandale anti-système. Dans une vidéo [26] réalisée en 2012, il associe les logos de marques à des scènes de guerre, de désastre et de famine. Il dénonce la réappropriation de la culture urbaine par les marques et prévient qu’elles souffriront. Il utilisera les mêmes stratégies de marketing, les mêmes méthodes que les médias et la même organisation que les multinationales pour à son tour détourner leurs images et les récupérer à ses fins.
Ses interventions les plus spectaculaires (et les plus violentes) sont ses tags monumentaux réalisés à l’extincteur. Nourri d’une haine du luxe, il s’en prend aux façades de boutiques des plus grandes marques, notamment celles qui font la récupération du graffiti et des codes du street art comme Castelbajac, Louis Vuitton ou agnès b.. Cependant, certaines de ces marques surfent sur la tendance des cultures urbaines et détournent ces attaques pour faire le buzz. D’une certaine façon Kidult participe donc à leur promotion, un comble pour un farouche anti-luxe.
Les dangers de la réappropriation d’un mouvement culturel
Il apparaît donc que « les marques (branding) ont réussi la normalisation du street art, devenu objet de consommation presque comme un autre, ou qui du moins permet de la relancer en renouvelant le désir du consommateur par un imaginaire, en séduisant les jeunes générations au regard formé par ces graphismes » (Génin, op. cit.:5, 179).
« L’usage du graffiti dans ces circonstances en annihile les réelles valeurs idéologiques au profit de la marchandisation, pour finalement faire la promotion d’un produit. Il s’agit d’interpeller les graffeurs et toutes autres personnes sensibles à cette esthétique, afin de les amener à consommer » [27]. Cependant, il y a souvent un énorme décalage entre l’univers du produit, notamment de luxe, et celui du graffiti ou street art. L’article ne s’adresse donc pas au public classique du street art, mais rend plus « cool » l’acheteur. Les marques exploitent donc l’esthétique de ce courant, mais en extraient la substance même, à savoir son contenu, ses messages et sa vocation contestataire. Le risque est donc de détruire l’énergie créative d’origine au profit du consumérisme. Et le mouvement essoufflé par cette utilisation aura sûrement du mal à se relever une fois que les publicitaires n’en auront plus besoin car devenu trop « mainstream », voir « has-been ».
Le brandalisme et l’anti-pub
La publicité est devenue intrusive, elle vient chercher le public au lieu d’attendre qu’il la cherche, en résulte une certaine overdose. Si la plupart des gens se contentent de ne pas y faire attention, d’autres ont décidé de lutter contre.
Le brandalisme est « la prolifération des publicités, noms et logos de marques dans l’espace public » (Lehu, 2012 :98). Ce terme est composé des mots « Brand » qui signifie marque et « Vandalism » qui veut dire vandalisme. Il « désigne une expression critique pointant du doigt l’entrisme coercitif des marques commerciales dans l’espace public (écoles et universités, bâtiments publics, bibliothèques, …). Cette forme de communication camouflée ou au contraire très ostentatoire est jugée invasive le plus souvent » (Lehu, op.cit :99).
Le brandalisme est dénoncé par de nombreux groupes anti-pub qui sont apparus un peu partout dans le monde dès les années 70. En France, de nombreuses associations existent et proposent divers types d’actions pour lutter contre l’abondance de la publicité dans notre société. Parmi ces groupes d’activistes, les Casseurs de Pub [28], équivalent des Ad Busters [29] canadiens, publient un journal mensuel, une revue annuelle et organisent diverses campagnes pour lutter de façon pacifiste contre la publicité comme la « journée sans achat » ou la « semaine sans télé ».
Pour exprimer leur ras-le-bol face à l’omniprésence de la publicité, des projets participatifs tels que Skip ad se sont mis en place. Le concept est inspiré du bandeau qui permet d’« ignorer l’annonce » lorsque l’on visionne une vidéo sur le web. Le site Internet du projet explique : « la publicité devrait être pertinente, apporter des idées qui pourraient améliorer nos vies. Si ce n’est pas le cas, nous continuerons de les ignorer » [30]. Toute personne qui partage ce point de vue est donc invitée à imprimer les stickers et à les coller sur les publicités qu’ils réprouvent.
De l’activisme à l’art
Brandalism [31] est aussi le nom d’un collectif de street-artistes. Leurs actions initiées durant l’été 2012 en Angleterre au moment des jeux olympiques ont été reconduites à plusieurs reprises. Ainsi, lors de leur première campagne, quarante artistes ont, durant deux jours, remplacé les affiches des panneaux publicitaires par leurs œuvres : des affiches factices. Leur objectif est de dénoncer l’omniprésence de la publicité et son effet néfaste sur la société. « Brandalism a débuté avec la conviction démocratique que la rue est un lieu de communication qui appartient aux citoyens et aux communautés qui y vivent. C’est une rébellion contre les attaques visuelles des géants des médias et les magnats de la publicité qui ont la mainmise sur les messages et le sens de nos espaces publics, jusqu’à nous gaver d’images et de messages qui nous maintiennent en manque dans un état de doute, triste et consumériste » [32].
Ludo, street artiste parisien et membre de ce collectif, est passé maître dans le détournement d’affiches. Son travail original est à la fois industriel et organique. Sur chacune de ses affiches, il pastiche le logo d’une grande marque en reprenant la forme et la typographie, mais en modifiant le contenu. « Le logo va valider l’image tordue et donc ça devient un objet banal » [33]. Ainsi, selon lui, n’importe quel message sera accepté par le passant s’il croit qu’il s’agit d’une publicité. L’artiste cherche également à démontrer l’inutilité de la publicité, ignorée de la plupart des gens lassés de sa présence excessive dans l’espace public.
Vermibus, un artiste originaire de Majorque et basé à Berlin, participe à un autre projet, activiste nommé No add (pas de publicité). Il retire les affiches des panneaux et les jette pour qu’il ne reste plus rien, plus de logo ni de marque. Ce projet, qui remet en cause l’espace urbain, est purement contre la publicité.
Le street artiste a également une activité plus artistique. Ancien photographe, il a notamment travaillé dans la publicité et a été marqué par la cruauté de ce milieu. Il emploie de l’acide comme un peintre utilise la peinture, de façon à altérer les photographies jusqu’à obtenir une déformation choquante. Il crée ainsi une nouvelle image en lui apportant une autre dimension artistique. À travers son travail, Vermibus remet l’idéal de beauté en question ainsi que le rôle joué par la publicité dans l’instauration de ses critères. Avec son projet Dissolving Europe, il est intervenu une centaine de fois, durant dix-huit jours, dans six grandes villes d’Europe. Il récupérait des affiches dans une ville, les travaillait et les mettait en place dans une autre ville, ce qu’il appelle la « délocalisation physique et temporaire, car les affiches une fois retouchées voyagent dans le temps et l’espace » de sorte que les gens ne les reconnaissent pas. Il diminuait ainsi l’impact de la publicité.
Zevs, street artiste français, a également détourné de nombreuses affiches publicitaires. Il a notamment réalisé des Visual attack (attaques visuelles) dans les années 2000. A l’aide d’une bombe de peinture rouge, il exécutait les mannequins des affiches d’une tâche entre les yeux. En appuyant sur la valve de la bombe suffisamment longtemps, une coulure rouge se formait, comme si la photographie saignait. Zevs tuaient ainsi les images. Il détruisait leur sens premier, commercial, afin de se réapproprier ces très belles photographies. Mais les annonceurs changeant rapidement les affiches, les victimes n’étaient guère exposées longtemps.
L’artiste est ensuite passé à la « liquidation » de logos de marques, symboles du consumérisme. Cela lui a valu quelques jours de prison à Hong Kong, après avoir peint un logo Chanel dégoulinant sur la façade d’une boutique Giorgio Armani. Il réalise ses liquidated logos à la fois sur les façades de boutiques ou de restaurants (Mc Donald), ainsi que sur toile qu’il vend en galerie. Paradoxe, il se sert du système tout en le dénonçant.
Quand les artistes mènent le jeu
Zevs est également l’auteur du premier Visual Kidnapping (comprenez kidnapping visuel), une action qui sera ensuite reprise. Le 2 avril 2002, à 5h37, sur la Alexander Platz de Berlin, l’artiste a escaladé la façade d’un hôtel sur lequel se trouvait l’affiche géante d’une publicité pour Lavazza et a découpé au scalpel la silhouette de l’effigie. Avant de redescendre, il a écrit à la bombe sur le haut de l’affiche « Visual Kidnapping, pay now » [34], la partie était lancée. La rançon fut fixée à 500 000€, soit le coût moyen d’une campagne publicitaire d’une telle envergure. Durant sa séquestration, l’égérie Lavazza fut pour ainsi dire torturée. Zevs, par exemple, lui coupa un doigt qu’il envoya en Italie au directeur de la firme de café. L’image séjourna également dans les catacombes parisiennes, enfermés dans une valise. Finalement, au bout de trois ans, la rançon fut payée et la libération de l’otage eu lieu le 2 avril 2005 au Palais de Tokyo. A travers ses actions, Zevs montre comment le street art peut détourner les codes de la publicité pour les mettre à son service. L’intérêt fut mutuel, les deux parties ont trouvé leur compte, mais c’est l’artiste qui a fixé les règles et non pas l’inverse ce qui est généralement le cas. Pour autant, Zevs ne tombe pas dans le système commercial et mercantile, il s’en joue plus poussé par la quête d’innovation que par l’appât du gain.
L’héritage d’Invasion Los Angelès
Invasion Los Angeles est un film de science-fiction de John Carpenter, inspiré de la nouvelle Les fascinateurs de Ray Faraday Nelson. Sorti en 1988, ce film décrit un monde dirigé par des extra-terrestres à l’apparence humaine. Le personnage principal découvre une paire de lunette (image kantienne) qui lui permet de voir le monde tel qu’il est vraiment : les humains sont maintenus dans un état apathique grâce à une propagande subliminale que l’on retrouve partout, dans les magazines, sur les panneaux d’affichages, les bus, … Ce film très subversif dénonce les dérives du capitalisme. Parmi les messages cachés, on peut lire : « Obéissez », « Conformez-vous », « Consommez » ou bien encore « Pas d’imaginations ». Ce film qui montre l’endoctrinement de la publicité et son omniprésence dans nos vies reste très actuel. De nombreux artistes se sont inspirés tant du discours que de la forme : message court écrit en capitales noires sur fond blanc.
Mobstr, street artiste de Newcastle, est l’un d’entre eux. Ses maximes ironiques et subversives, pleines d’humour et de sarcasme ont fait sourire plus d’un passant britannique. Son travail, inspiré du film, dénonce la pollution visuelle due à la publicité et la façon dont le public est lobotomisé, formaté pour accepter la publicité. « Quand il s’agit de peinture sur un panneau d’affichage, je tiens à utiliser l’anti-publicité. J’essaie de les rendre contre-productifs, je les détourne de leur fonction. Je pense à la dernière chose qu’un panneau publicitaire pourrait transmettre comme message. Et puis je le mets dessus » [35]. Il fait également la critique de l’écart qu’il y a entre la réception de la publicité et celle du street art ou graffiti : « On est endoctriné avec la conviction que le graffiti (maintenant nommé street art) est une pollution visuelle, mais la majorité d’entre nous ne questionnent pas son environnement envahi par la publicité … L’affichage publicitaire est légal, le graff sur le mur non. Pourquoi ? Le premier est motivé par l’argent le second par l’esprit créatif. » [36].
Il apparaît donc que les politiques ont une influence sur le jugement esthétique des citoyens, ce qui a des répercussions sur les paysages urbains et la liberté de parole dans l’espace public. Ce sont les médias et les pouvoirs publics qui ont forgé l’opinion publique de sorte qu’elle rejette le graffiti et le street art dès leur début. Dans un monde de plus en plus mercantile, le street art s’inscrit comme une alternative, « une forme d’« existentialité » reposant sur des valeurs intellectuelles et créatives » [37]. « Le débat engage la possibilité de l’espace public à être le lieu d’exposition d’un art populaire, aux endroits précis où il ne prodigue que des valeurs marchandes » [38].
Une autre vision du monde
Face à ce trop-plein de publicité dans l’espace public, certains avancent des alternatives. C’est le cas d’Etienne Lavie, un artiste français, dont le projet virtuel : OMG where is my ads ? [39] a eu beaucoup de succès sur la toile [40]. Il propose une série de photographies, prises à Paris et à Milan, retouchées, sur lesquelles les affiches publicitaires sont remplacées par des reproductions d’œuvres majeures de l’histoire de l’art. Son but est de nous montrer à quoi pourrait ressembler nos villes sans publicité.
Ce concept a d’ailleurs été réalisé en Grande-Bretagne, durant l’été 2013, avec la campagne Art Everywhere [41]. Financée entre autres par la Tate Gallery de Londres, cette exposition à ciel ouvert a tout d’abord invité les internautes à voter pour leurs œuvres préférées issues des collections nationales. La cinquantaine de travaux sélectionnée a alors été reproduite sous forme d’affiches disposées sur des centaines de panneaux publicitaires à travers le pays, mis gracieusement à disposition par les afficheurs. Cette initiative a permis à l’art, dit savant, d’aller à la rencontre d’un public qui n’y était pas familier. Cependant, on peut reprocher au projet, à l’instar de Joe Turnbull [42], de ne pas avoir su se démarquer et d’avoir été noyé dans la masse des autres publicités, notamment dans les centres-villes où les affiches commerciales sont très nombreuses et toutes plus criardes les unes que les autres. Face à la publicité armée pour capter l’attention, l’art classique, sorti de son contexte, n’étant plus mis en valeur, perd de sa force et est alors ignoré des passants habitués à être sans cesse sollicités. Le street art et le graffiti, utilisant les mêmes stratégies que la publicité, semblent donc les plus aptes à l’affronter.
Les pouvoirs publics et le street art : vers une réconciliation
Au Panthéon est une installation du street artiste français JR, réalisée au Panthéon de Paris. Ce projet participatif a invité, lors de différents événements, des anonymes à venir se faire prendre en photo dans son camion itinérant ou bien à envoyer leur portrait sur un site Internet créé pour l’occasion [43]. Ces clichés ont ensuite été assemblés pour former un immense ensemble imprimé sur la bâche protégeant les travaux de restauration du dôme du monument [44]. Ces inconnus peuvent désormais se vanter d’être entrés au Panthéon, se réappropriant ainsi ce symbole de la République. Pour ce chantier, Philippe Bélaval, président du Centre des Monuments Historiques, explique : « Il y a une dimension républicaine qui s’impose. De la même manière que vous ne mettriez pas de la publicité sur la tombe de vos parents dans un cimetière, on n’allait pas en mettre sur le monument qui accueille celle de grands hommes et femmes » [45]. Si le Centre des Monuments Historiques utilise de la publicité sur d’autres sites, cette initiative est peut-être une première étape vers une généralisation de l’emploi des bâches de grands travaux comme support d’œuvres originales, en lien avec le lieu, plutôt que de réclames.
De plus, pour les villes qui souhaitent augmenter leur attractivité, les bâches de travaux à valeur artistique seraient un bon moyen d’attirer un nouveau public. Installées de façon temporaire [46], les curieux se presseraient pour les voir avant qu’elles ne soient retirées. Si on en juge par le retentissement médiatique de la coupole du Panthéon, une telle installation a le pouvoir de redynamiser l’image d’un monument.
Une ville sans publicité : une utopie
Au Brésil, à Sao Paulo, une loi pour une « ville propre » a été votée en 2006 interdisant toute publicité sur les murs de la ville. Les récalcitrants écopent d’amendes et une ligne a été installée pour recevoir les appels de délations. Au bout de six mois, les murs étaient vierges, il ne restait que des squelettes de panneaux d’affichage. Cette démarche, pour le moins radicale, semble séduire de nombreuses capitales d’Amérique du Sud et d’Europe. Cependant, cette initiative a ses détracteurs qui déclarent que bannir totalement les publicités des murs de la ville, c’est atteindre à la liberté d’expression. Dès lors, on peut se demander si cette expérience durera.
En France, la législation est moins catégorique. Le décret du 30 janvier 2012 réforme les règles concernant la publicité extérieure [47]. Parmi les mesures adoptées : la diminution des formats des panneaux d’affichage, l’institution d’une règle de densité de la publicité le long des routes, l’obligation pour les installations lumineuses d’être éteintes de 1h à 6h du matin. Parallèlement, depuis quelques années, des municipalités comme Paris s’ouvrent de plus en plus au street art et au graffiti qui sont une belle alternative à la publicité. Murs d’expression libre [48], parcours touristiques dédiés au graffiti [49], évènements organisés [50], les initiatives sont nombreuses dans la capitale. Notons également l’activité de l’association le M.U.R. [51], qui depuis 2003 propose à des artistes renommés issus de la scène du street art et du graffiti d’investir un panneau d’affichage de 3mx8m situé dans le 11ème arrondissement de Paris. Depuis sa création, une centaine d’artistes y a exposé et les œuvres éphémères sont remplacées toutes les deux semaines. Forte de son succès, l’association et son concept se sont exportés à Bordeaux en 2014.
Conclusion
La publicité commerciale a peu à peu inondé nos rues au point de devenir une composante du paysage urbain à part entière. Ne servant que des intérêts privés et annihilant le débat sur la place publique, la publicité s’impose et lobotomise la population. Parallèlement, depuis une quarantaine d’années, on assiste à l’émergence du graffiti et du street art. Si dans la rue, le graffiti et le street art restent interdits, car ils témoignent de la créativité et de l’expression d’une opinion politique, la publicité, intimement liée à l’argent, est légale. Cependant, le street art et le graffiti qui dans un premier temps étaient considérés comme une pollution visuelle détériorant l’environnement urbain, ont peu à peu su se faire apprécier de la population, avant de gagner la faveur des élites bourgeoises et de s’institutionnaliser (ventes aux enchères, galeries, musées). Le street art et le graffiti sont donc devenus tendance et quoi de plus naturel pour la publDicité que de les utiliser à ses propres fins. En effet, les publicistes ont su saisir leurs valeurs marketing : les arts de rues renvoient une image cool, branchée et impertinente qui plait particulièrement aux jeunes. Dès lors, la publicité s’est appropriée les codes du street art et du graffiti pour toucher cette branche de consommateurs, et des collaborations entre les marques et les artistes ont vu le jour. Cependant, certains graffeurs et artistes s’opposent à ses associations antinomiques et considèrent cela comme la réappropriation d’un mouvement artistique à des fins mercantiles. Ainsi, la résistance s’installe et on assiste à la mise en place de projets participatifs, de détournements d’affiches, de vandalismes ciblés, etc., dans le but de dénoncer le consumérisme et de pousser les passants à réfléchir. De plus, les pouvoirs publics s’emparent du problème en confiant certains projets aux street artistes et en mettant en place des lois qui limitent l’ampleur de la publicité. Si celle-ci est nécessaire car nous sommes dans une société capitaliste, il ne faut pas qu’elle envahisse totalement l’espace démocratique qu’est la rue.
Les messages adressés dans l’espace public, notamment aux jeunes, ne doivent pas se borner à une forme stéréotypée de discours imposant des normes aussi bien physiques et qu’intellectuelles et incitant à la consommation. Une réappropriation des murs par les citoyens, en particuliers la jeunesse qui représente l’avenir, exprimant leurs pensées, leurs opinions et leurs individualités, semble nécessaire pour ne pas aboutir à une société abrutie par un message unique et pour ne pas perdre ses valeurs humaines. Ces relations complexes entre le street art ou graffiti et la publicité peuvent donc nous amener à nous interroger sur ce que sont devenues les valeurs de notre société et sur ce que nous aimerions qu’elles deviennent.
Bibliographie
Dufoulon Serge, Olive Jacques, 2014, Esthétique des espaces publics, Paris, l’Harmattan.
Génin Christophe, 2013, Street art au tournant : reconnaissance d’un genre, Paris, Impressions Nouvelles.
Habermas Jurgen, 1988, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot.
Lehu Jean-Marc, 2012, L’encyclopédie du marketing : commentée et illustrée, Paris, Editions Eyrolles.
Lemoine Stéphanie, Terral Julien, 2005, IN SITU, un panorama de l’art urbain de 1975 à nos jours, Paris, Editions Alternatives.
Lewisohn Cedar, 2009, Street Art, Londres, Tate Publishing.
Paquot Thierry, 2009, L’espace public, Paris, PUF.
Riout Denys (et alii), 1985, Le livre du Graffiti, Paris, Editions Alternatives.
Waclawek Anna, 2012, Street art et graffiti, Paris, Thames & Hudson.
Wolton Dominique, 1992, « Les contradictions de l’espace public médiatisé » in Hermès, n°10, Paris, CNRS Editions, pp95-114.
JIMSE, « Pollution visuelle : enjeux de la communication dans l’espace public », Graff it, n°25, janvier-mars 2008, pp96-97
Sites internet
Art everywherre : http://arteverywhere.org.uk/
Associoation le M.U.R. : www.lemur.fr
Brandalism : www.brandalism.org.uk/
Clash of Walls : www.converse.fr/tag/pavillon-des-canaux/
Etienne Lavie : www.etiennelavie.fr/
Kidult : www.kidultone.com/
Mobstr : www.mobstr.org/
Au Panthéon : www.au-pantheon.fr
Skip Ad : www.skipad.co/
Vermibus : www.vermibus.com/
Zevs : www.gzzglz.com/
[1] Article rédigé en Octobre 2014
[3] Dans cet article, l’espace public se définit comme l’ensemble des espaces à la disposition de tous (rues, écoles, bâtiments officiels…). Ces endroits relèvent généralement du droit public, mais il peut arriver qu’ils soient privés ou qu’ils n’appartiennent à personne. Ce terme désigne également un lieu de débat politique et de confrontation des opinions privées. Cette expression renferme donc à la fois une composante spatiale et une composante politique.
[4] Initialement, la publicité désignait tout ce qui était de notoriété publique. Plus tard, elle prit le sens de la qualité de ce qui est rendu public. Et c’est au XIXème siècle qu’elle prit la signification actuelle « toutes les techniques de promotion utilisées pour faire connaître ou faire valoir une organisation, un produit ou un service, un événement ou une idée, quelles qu’en soient la forme et la finalité » tel que défini par l’Encyclopédie Universalis.
[5] JCDecaux continue aujourd’hui de créer de nouveaux types de mobiliers urbains financés par la publicité et est présente dans plus de 60 pays : www.jcdecaux.com/fr/Innovation-Design/50-ans-d-innovation
[6] JIMSE, « Pollution visuelle : enjeux de la communication dans l’espace public », Graff it, n°25, janvier-mars 2008, p.96-97
[7] Les marques ont su voir le potentiel de marché des jeunes ; ce n’est pas pour rien que le jeunisme est à la mode. Plus facilement influençable, les jeunes consommeront plus volontiers et cela permettra aux marques de créer des habitudes de consommation qu’une fois adultes ils pourront continuer de perpétuer et qu’ils transmettront à leur enfants.
[8] La discipline publicitaire s’est développée à un tel niveau, qu’aujourd’hui, elle fait appel à des sciences telles que la psychologie ou les neurosciences afin de créer les messages les plus percutants possibles et ainsi susciter l’attention.
[9] Le blaze est le nom de scène du graffeur qui généralement n’utilise pas son vrai nom puisque cette activité est illégale.
[10] Un crew est un groupe de graffeurs et de taggueurs. Signer avec le nom de son crew, c’est montrer son appartenance à un groupe.
[11] En effet, le quartier du South Bronx a connu un terrible incendie dans les années 70 qui ravagea le secteur. Les enfants se sont retrouvés livrés à eux-mêmes et passaient leurs journées dans la rue. Très vite des gangs se sont formés et s’affrontèrent quotidiennement pour des histoires de territoire.
[12] En 1975, Africa Bambaataa, un des leaders du gang des Black Spades, perd son meilleur ami Soulski, à la suite d’une rixe avec une bande rivale. Il décide alors de réunir tous les chefs de gangs de New York afin de faire la paix. Ce jour-là, ils créèrent la Zulu Nation et avec elle naquit la culture Hip Hop composée des cinq éléments : le Mcing, le B-boying, le Djing, le Graffiti et la Connaissance. Les gangs continuaient d’existaient, mais s’affrontaient lors de « battles » de l’une de ces disciplines.
[13] Les graffeurs se limitent généralement à l’utilisation de bombes de peinture et de marqueurs.
[14] Affiche, pochoir, peinture, mosaïque, etc.
[15] Le terme de mouvement est apparu pour qualifier le street art avec le recul.
[16] Réalisée par l’agence TBWA/PARIS avec les illustrations de Mickael Mikiels.
[17] Le street marketing est une technique de marketing qui utilise la rue pour promouvoir un produit, un événement ou une marque. Il rassemble un ensemble de pratiques variées et innovantes.
[18] Le clean tag est un pochoir réalisé au karcher, l’inscription obtenue est donc plus propre que le support (trottoir, mur, etc). C’est le street artiste Zevs qui est à l’origine de ce procédé. Aujourd’hui certaines agences de communication se sont spécialisées dans ce domaine comme Clean-Tag ou Biodegr’Ad qui propose également aux entreprises des clay tags pochoirs réalisés à l’encre biodégradable.
[19] La guerilla marketing regroupe un ensemble de procédés marketing proche du street marketing, mais se trouvant à la limite de la légalité.
[21] La RATP avait d’ailleurs déjà fait travailler des graffeurs, comme Mode 2, pour une campagne précédente de la carte de transport.
[22] Il s’agit d’un catcher décédé qui mesurait 2m20, d’où son nom : The Giant.
[23] En référence au film Invasion Los Angeles, voir p. 11
[24] En référence à Big Brother, figure métaphorique du régime totalitaire et policier et de la réduction des libertés, dans le roman 1984 d’Orwell.
[27] JIMSE, « Pollution visuelle : enjeux de la communication dans l’espace public », Graff it, n°25, janvier-mars 2008, p.96-97
[30] www.skipad.co/about.html : « Advertising should be relevant, bring ideas that can change your life for better. If not, we will keep skipping them ». Le projet est surtout visible à New York, Sao Paulo, Stockholm et Chicago.
[32] www.brandalism.org.uk/the-project : « Brandalism starts from the democratic conviction that the street is a site of communication, which belongs to the citizens and communities who live there. It is a rebellion against the visual assault of media giants and advertising moguls who have a stranglehold over messages and meaning in our public spaces, through which they force-feed us with images and messages to keep us insecure, unhappy, and shopping. »
[33] Interview dans le web documentaire Défense d’afficher : www.francetv.fr/defense-d-afficher/
[34] Kidnapping visuelle payez maintenant
[35] Kidnapping visuelle payez maintenant
[36] Interview de Mobstr : www.allcityblog.fr/14734-interview-mobstr/
[37] Interview de Mobstr : www.allcityblog.fr/14734-interview-mobstr/
[38] JIMSE, op. cit. p.8
[39] Traduit par : Oh mon Dieu où est ma publicité ?
[41] Initiée en 2013, cet événement a été reconduit cet été 2014 et repris aux USA.
[43] www.au-pantheon.fr Cette œuvre entre dans le cadre de son projet de JR Inside out qui permet aux gens du monde de recevoir leur portrait sous forme d’une affiche qu’ils peuvent ensuite aller coller où bon leur semble.
[44] Le projet se prolongeait à l’intérieur du monument pour quelques mois seulement, de juin à octobre 2014, alors que la bâche reste en place jusqu’à la fin des travaux du dôme prévu en 2015.
[45] www.culturebox.francetvinfo.fr/expositions/photo/jr-fait-entrer-des-milliers-dillustres-inconnus-au-pantheon-157291
[46] L’éphémère est une des caractéristiques du street art.
[48] Les murs d’expression libre sont des murs sur lesquels il est légal de s’exprimer (dessin, graffiti, tag, …)
[49] Les Mairies du 13ème et du 20ème arrondissement de Paris annonce sur leurs sites Internet, en 2014, qu’elle est en cours d’élaboration d’un « parcours artistique street art 13 » pour la première et d’un « parcours touristique de graff » pour l’autre : www.mairie13.paris.fr/mairie13/jsp/site/Portal.jsp?page_id=712 et www.mairie20.paris.fr/mairie20/jsp/site/Portal.jsp?page_id=1046
[50] La Nuit Blanche de Paris a proposé pour son édition de 2014 un itinéraire Street art contemporain dans le 13ème arrondissement.