L'auteur
Mawusse Kpakpo Akue Adotevi
Référence
Mawusse Kpakpo Akue Adotevi, « Introduction générale », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 18 mars 2014. URL : http://www.influxus.eu/article725.html - Consulté le 10 octobre 2024.
Introduction générale
par
Justification
Il revient à Aristote, même s’il n’y a pas chez lui une étude systématique du langage, d’avoir fortement influencé la conception du langage dans la tradition philosophique, jusqu’à Frege, Russell et Wittgenstein. En effet, comme le fait remarquer Anne Cauquelin [1], c’est à travers ses différentes œuvres que se dégage, chez Aristote, une analyse originale du langage, indissociablement liée à une théorie des lieux sociaux qui déterminent et fondent les différentes utilisations des mots. Ainsi, le premier lieu du langage, chez Aristote, est, en fait, un "non-lieu" : il est celui des barbares et des esclaves qui sont en dehors de la sphère du langage proprement dit, c’est-à-dire de la parole sensée. Le second lieu est celui de la doxa ou des citoyens sans importance : c’est le lieu du langage commun qui ne peut prétendre au vrai, ni même au véridique. Mais la doxa, en tant que langage commun s’offrira, telle une matière première, à des déterminations plus significatives au niveau du troisième lieu du langage. A ce niveau, les déterminations auxquelles est sujette la doxa sont la persuasion, l’art de convaincre, le maniement de la croyance, œuvres des orateurs, des juges, des sophistes et des poètes. Nous sommes là, d’après Aristote, dans le domaine du vraisemblable et non du vrai. Ensemble, doxa et vraisemblable constituent le tissu langagier de tous les jours, de la vie quotidienne des citoyens. Dès lors, si la doxa est matière pour le vraisemblable qui en est la forme, à son tour le vraisemblable est matière pour une autre forme qu’est le vrai, étape où le langage, à travers un processus dynamique qui se joue entre puissance et acte, parvient à son actualisation la plus complète. On arrive ainsi au dernier lieu du langage qui est celui de la parole vraie, lieu des savants et des philosophes.
C’est là une analyse parcellarisante et dépurative du langage qui, chez Aristote, trouve son accomplissement dans l’analytique ou la logique. Aristote y fait de la forme propositionnelle la forme canonique du langage, la forme sous laquelle le langage devient véritablement logos, c’est-à-dire discours-raison (étant donné que ce terme a fondamentalement chez les grecs la double acception de "discours" et de "raison"), discours qui incarne la raison, qui n’exprime rien d’autre que la vérité. La proposition apparaît ainsi comme le discours le plus significatif, et la proposition vraie, le lieu naturel du langage, son chez-soi ; le langage y est « adéquat à son essence. Il la révèle en se révélant à lui-même comme étant dans son lieu propre » [2]. Chez Aristote donc, « le vrai est bien le ciel du langage », ciel auquel n’importe quel discours n’a accès, hormis la proposition, la véritable phonê semantikê, la parole significative proprement dite [3]. C’est dans ce sens qu’il écrit alors dans De l’interprétation que : \beginquoteTout discours a une signification (...) Pourtant tout discours n’est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai ou le faux, ce qui n’arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n’est ni vraie, ni fausse. Laissons de côté les autres genres de discours : leur examen est plutôt l’oeuvre de la Rhétorique ou de la Poétique [4].
Le langage propositionnel, de par sa susceptibilité à être vrai ou faux, est donc le nec plus ultra des usages linguistiques. C’est pourquoi Aristote considère sa logique comme un organon, un instrument dépuratif qui permet d’extraire, du tissu langagier de tous les jours que constitue la doxa, l’élément rationnel et raisonné : la proposition. Les autres genres de discours sont, pour ainsi dire, des discours de seconde catégorie, incapables de rendre compte de l’essence du langage.
Ce point de vue va constituer, plus fortement encore que chez Aristote, le fil directeur des analyses du langage chez Frege. Même si la logique ou l’idéographie de Frege, parce qu’elle est, avant tout, propositionnelle, opère une rupture fondamentale avec l’Organon d’Aristote, qui est essentiellement une logique des termes, ordonnée à son ontologie, il est indéniable, comme le note Claude Imbert [5], que le travail que Frege fait, par le symbolisme idéographique, est le même qu’Aristote avait accompli sur la langue commune dans De l’interprétation. En effet, le langage scientifique — la proposition —, est, selon Frege, le seul discours pour lequel importe la détermination de la vérité, le seul qui soit rationnel ; il doit donc être rigoureusement débarrassé de toutes les contraintes de l’interlocution, liées à la pratique ordinaire du langage. Aux yeux de Frege, le langage ordinaire, en tant qu’il est soumis aux exigences de l’interlocution, est tributaire du désir de convaincre, d’émouvoir ou d’intéresser, gouverné par les lois de la rhétorique et de l’affectivité [6]. Il est, de ce fait, plein d’ambiguïtés et ne satisfait donc pas à la « condition primordiale de l’univocité » [7]. L’usage communicatif quotidien du langage est l’expression même de sa mutabilité ou instabilité défectueuse. C’est pourquoi Frege pose la nécessité d’une idéographie, « un ensemble de signes, purifiés de toute ambiguïté, et dont la forme strictement logique ne laisse pas échapper le contenu » [8]. Ainsi, dès lors que le langage est purifié de toutes ses ambiguïtés, on ne le retrouve que dans sa forme la plus noble qu’est la proposition, dont on peut demander si elle est vraie ou fausse. Et pour exprimer cette noblesse, Frege préfère utiliser le terme de "pensée" qui lui permet de faire la distinction entre les propositions authentiques et les pseudo-propositions. Aussi écrit-il : \beginquoteJ’appelle pensée ce dont on peut demander s’il est vrai ou faux \tcut Pour élaborer plus précisément ce que j’appelle "pensée", je distinguerai diverses sortes de propositions. On ne refusera pas de donner un sens à une proposition impérative, mais il n’est pas tel qu’on puisse en examiner la vérité. En conséquence je n’appellerai pas pensée le sens d’une proposition impérative. Il faut aussi exclure les propositions optatives et les prières [9].
Il est intéressant de remarquer la manière tout à fait expressive dont ces lignes de Frege font écho au texte d’Aristote ci-dessus cité. Elles expriment une conception essentiellement sémantique du langage qui en élimine toutes les dimensions pragmatiques pour n’en retenir que la forme logique exprimée dans et par la proposition-pensée. Ainsi, pour Frege, seul le langage propositionnel est doté de signification parce qu’il est seul susceptible d’être vrai ou faux.
B. Russell se situe dans la même perspective. Mais c’est surtout Wittgenstein qui, dans le Tractatus logico-philosophicus, radicalise cette conception en considérant le langage comme « image de la réalité ». Plus précisément, Wittgenstein considère que la forme logique n’est pas simplement la forme noble de présentation du langage, mais qu’elle lui est fondamentalement inhérente. Le langage en soi n’est rien d’autre que la structure logique qui re-présente formellement la structure du monde. Comme Frege, Wittgenstein estime que « seule la proposition a un sens » [10]. Mais pour lui, cela ne vient pas seulement du fait qu’elle soit susceptible d’être vraie ou fausse. Cette susceptibilité à être vraie ou fausse vient, elle-même, de ce que la proposition est « l’image logique des faits » [11] ; et c’est seulement en tant qu’image logique des faits qu’elle est une pensée, qu’elle « est pourvue de sens » [12]. Il s’ensuit que le langage ne re-présente la structure logique du monde que parce qu’il n’est rien d’autre que la totalité des propositions [13]. Dès lors, il n’y a même pas lieu de voir dans le langage autre chose que la forme logique propositionnelle. Car, selon Wittgenstein, \beginquoteNous ne pouvons rien penser d’illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement. \tcut Figurer dans le langage quelque chose de contraire à la logique, on ne le peut pas plus que figurer en géométrie par ses coordonnées une figure qui contredirait aux lois de l’espace ; ou donner les coordonnées d’un point qui n’existe pas [14].
Ainsi, les dimensions pragmatiques du langage, d’après le Tractatus, sont tout simplement illogiques et dépourvues de sens, parce qu’elles ne donnent pas lieu à la détermination du vrai ou du faux. En ce sens, elles sont donc à exclure du champ du langage, du champ du véritablement dicible.
Ce qu’il convient de noter ici, c’est que cette radicalisation de la conception sémantique et restrictive du langage, par Wittgenstein, est une idéalisation où l’on conçoit le langage comme étant essentiellement et exclusivement logos (au sens à la fois de discours et de raison). Selon cette conception du langage, les mots nous apparaissent comme étant toujours accompagnés de leur signification fixe. Les mots ne peuvent pas ne pas faire sens. Le non-sens est tout simplement absence de langage. Une telle conception du langage n’admet même pas la possibilité d’envisager l’incompréhension. Car, d’après le Tractatus, en tant qu’image logique des faits, « la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu’il en est ainsi » [15] La proposition figure la réalité de telle sorte que quiconque la perçoit, la comprend tout de suite ; on n’a pas besoin de la lui expliquer. Sa structure logique nous permet donc de nous représenter parfaitement la réalité qui y est complètement décrite. C’est pourquoi Wittgenstein affirme qu’ « avec les propositions, nous nous entendons mutuellement » [16]. Il est donc clair que la conception du langage dans le Tractatus ne laisse entrevoir aucune possibilité d’incompréhension. Car, l’arbitrage de la réalité, supposée accessible à tous, est d’une objectivité sans appel.
Toutefois, s’il est vrai que Wittgenstein est celui qui a véritablement radicalisé la conception sémantique et restrictive du langage, il est également vrai que c’est lui qui, le premier, l’a résolument remise en cause. En effet, l’attention au langage courant, tel qu’il est effectivement utilisé dans l’ordinaire de nos vies, va faire voir à Wittgenstein qu’il a commis, selon ses propres termes, de « graves erreurs » [17] dans le Tractatus. Il s’est, en fait, rendu compte que le langage ne sert pas seulement à décrire la réalité, à dire ou à signifier (bedeuten), mais aussi et surtout à vouloir dire (signifier au sens de meinen). Et le vouloir dire va bien au-delà du simple compte rendu des faits. Bien plus, cette attention au langage courant lui révèle que toute signification est nécessairement un vouloir dire. Même une propositioncomme "cette table est bleue" n’est pas à voir comme la simple expression d’un constat ; elle porte nécessairement un vouloir dire, dans la mesure où son occurrence ne peut pas ne pas être contextuelle. Dans le contexte du présent travail, par exemple, la proposition "cette table est bleue" ne décrit aucune réalité ; elle exprime tout simplement un vouloir dire consistant en ce qu’elle est utilisée comme un exemple de proposition qui porte un vouloir dire. C’est pourquoi, dans ses textes postérieurs au Tractatus, notamment dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein ne conçoit plus le langage sous l’égide de la signification bedeutung, mais plutôt sous l’égide de la signification meinung. Autrement dit, il appréhende désormais le langage non plus à travers le prisme conceptuel de la proposition logique, mais plutôt sous l’angle des différents "jeux de langage" que l’on joue ordinairement avec les mots. Car, les jeux de langage sont les cadres d’expression des vouloir dire. On ne saurait imaginer un vouloir dire en dehors du jeu de langage qu’il sert à jouer, ou dans lequel il est exprimé. Cela montre clairement, selon Wittgenstein, « que la grammaire de "vouloir dire" n’est pas semblable à celle de l’expression "se représenter quelque chose", ni à celle d’expressions analogues » [18]. Le vouloir dire, parce qu’il ne se réduit pas au simple dire, échappe donc au formalisme logique et se laisse gouverner par des règles propres à chaque jeu de langage.
Ainsi, avec la notion de jeu de langage, Wittgenstein opère une évolution, une rupture épistémique : il abandonne sa conception radicalement sémantique et restrictive du langage au profit d’une approche pragmatique, plus englobante de la diversité des emplois linguistiques dans des contextes sociaux donnés. « Nous reconduisons, dit-il dans les Recherches philosophiques, les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien » [19]. Dès lors, la compréhension d’une expression n’est plus fonction de ses conditions de vérité, mais « des circonstances particulières [dans lesquelles] elle est effectivement employée. C’est dans ces circonstances-là qu’elle a un sens » [20]. L’on peut donc affirmer, avec Françoise Armengaud, que l’introduction de la notion de jeu de langage, apparaît, chez Wittgenstein, comme « la mise en place du paradigme de la communicabilité » [21] du langage. Car, en référant la signification des expressions linguistiques aux circonstances particulières et effectives de leur emploi, Wittgenstein voit la communication comme essentielle et simultanée à la genèse des jeux de langage : les jeux de langage sont les lieux naturels de l’échange des significations, des vouloir dire. Et les règles constituent la raison qui leur est inhérente et qui en assurent le fonctionnement, raison à laquelle adhèrent les interlocuteurs qui y sont engagés.
Mais, ce qu’il importe surtout de noter ici, c’est qu’en plaçant le langage sous l’égide du vouloir dire régi par des règles propres à chaque jeu de langage, Wittgenstein pose comme problème majeur du paradigme de la communicabilité, celui de la compréhension. Car le fait que le vouloir dire soit régi par des règles autres que celles de la logique ne peut apparaître sous son vrai jour, dit-il, « qu’une fois que l’on aura réussi à élucider [le concept] de compréhension » [22]. La pertinence de ce problème vient de la position théorique selon laquelle le changement de paradigme n’autorise plus de faire reposer la compréhension sur le fait que l’identité de structure logique entre le dire et la réalité rende parfaitement accessible, à quiconque le perçoit, le sens des propositions. L’importance accordée au vouloir dire dans le paradigme de la communicabilité montre bien que la compréhension ne peut participer de rien d’autre que des règles propres à chaque jeu de langage.
Toutefois, quoique les règles constituent la raison sur laquelle repose le fonctionnement de nos jeux de langage, la pratique effective de la communication montre que nous nous embrouillons souvent dans nos règles. Certes, les hommes communiquent et tout se passe comme s’ils ne peuvent pas ne pas communiquer. Mais il est tout autant évident qu’ils ne se comprennent pas toujours. La communication n’est pas toujours effective et réussie entre des interlocuteurs donnés. Il arrive parfois, et même souvent, que le partage du sens entre les participants à un jeu de langage ne soit qu’apparent, à tout le moins éphémère. Il n’y a qu’à prêter attention aux discussions quotidiennes, aux débats politiques, aux querelles de ménage, pour s’en rendre compte. Même dans les discussions argumentatives philosophiques ou scientifiques, la persuasion réciproque n’advient pas toujours. Au contraire, « rien de plus frappant, de plus notoire, observe Marc Angenot, dans les débats publics ou [scientifiques] que ces polémiques de plusieurs mois ou années où plus on échange d’arguments, moins on semble se comprendre » [23].
Le fait que nous nous embrouillons souvent dans nos règles autorise alors de penser ce qui suit : les jeux de langage ne donnent pas toujours lieu à la compréhension mutuelle, mais aussi à l’incompréhension. Face à ce constat indéniable, c’est connu, les approches dominantes de la communication ont souvent considéré l’incompréhension comme le résultat d’un manque d’adhésion commune à l’arbitrage des règles ou de la raison inhérente aux jeux de langage. Et il semble aller de soi que la valeur heuristique d’une théorie de la communication dépende de sa capacité à fournir une description théorique des conditions rationnelles de maintien et de succès de la communication. Tout se passe alors comme si la réalisation de ces conditions rationnelles dans la pratique effective des jeux de langage constituerait la garantie certaine de la compréhension mutuelle. Mais, comme le fait remarquer M. Angenot, si l’on considère que nos jeux de langage, au lieu de nous rassembler, nous enferment « si souvent dans l’opacité frustrante de l’incompréhension réciproque », alors les théories de la communication ont péché par optimisme au XXe siècle [24]. Cet optimisme consiste en ce qu’elles posent comme critère de définition de la communication, ce à quoi cette dernière aboutit rarement : la compréhension mutuelle. Il y a donc une confusion entre communication-processus et communication-résultat du processus. En ce sens, le problème, dans les théories dominantes de la communication, n’est pas celui de la compréhension elle-même, mais plutôt celui des conditions rationnelles de sa conservation.
En réalité, le constat selon lequel les jeux de langage ne donnent pas toujours lieu à la compréhension mutuelle, impose à toute théorisation de la communication, une prise en compte véritable de l’incompréhension. Cela participe de la nécessité d’élucidation du concept de compréhension. Et il est clair que cette prise en compte ne saurait consister en une considération, tout à fait simpliste, qui voit l’incompréhension comme l’élément anomal de nos jeux de langage. En outre, prendre en compte l’incompréhension, ce n’est pas non plus s’engager dans une analyse qui ait pour seul objectif la mise en relief des causes de l’incompréhension. Car, une telle analyse ne fournit pas une véritable caractérisation conceptuelle de l’incompréhension, mais la définit tout simplement comme absence de compréhension. Ce faisant, elle voit les causes de l’incompréhension dans les manquements à la raison inhérente à la communication. Or, étant donné que nous nous embrouillons souvent dans nos règles et que la compréhension mutuelle n’advient que rarement, dire que l’incompréhension est le fait des manquements à la raison inhérente à la communication, revient à affirmer que les hommes, dans l’ordinaire de leur vie, sont souvent plus irrationnels que rationnels. Ce qui est irrecevable, étant donné que la communication est une pratique essentiellement rationnelle.
Prendre en compte l’incompréhension, c’est, au regard de tout ce qui précède, entrer véritablement dans le paradigme de la communicabilité du langage. Car, le paradigme de la communicabilité, en posant comme problème fondamental celui de l’élucidation du concept de compréhension, ouvre par le fait même, une voie en direction d’une caractérisation conceptuelle, nécessairement pragmatique, de l’incompréhension. Et comme le constate Éric Grillo, dans un article tout à fait récent, publié en 2007, cette voie demeure jusqu’à nos jours inédite et inexplorée [25]. M. Angenot, en dénonçant l’optimisme exagéré des théories de la communication du XXe siècle, fait le même constat quand il écrit, un an après, en 2008, ce qui suit :
Une psycho-sociologie de la miscommunication, du malentendu, émerge aujourd’hui dans le monde anglophone et elle aperçoit un terrain prometteur. Dans le domaine français, sur cette problématique, sauf erreur de ma part, je ne vois rien [26].
Dès lors, entrer véritablement dans le paradigme de la communicabilité, c’est entrer dans la voie ouverte vers une caractérisation conceptuelle de l’incompréhension. C’est s’engager résolument dans une approche théorique de la communication qui ne postule pas tout de suite l’irrationalité ou l’illogisme de l’incompréhension, mais qui en rend compte, en accordant toute l’attention qu’il faut aux jeux de langage effectifs, considérés comme activités communicationnelles régies par des règles qui leurs sont propres.
Problème et problématique
Le problème fondamental que pose ce travail est celui de la clarification du statut propre de l’incompréhension au sein des jeux de langage, considérés comme pratiques communicationnelles rationnelles. Autrement dit, il s’agit de savoir, au regard de la réalité de nos jeux de langage, comment l’on peut comprendre l’incompréhension comme phénomène propre à l’interaction communicationnelle.
Face à un tel problème, l’hypothèse fondamentale qui oriente le présent travail est la suivante : si nos jeux de langage donnent lieu aussi bien à la compréhension mutuelle qu’à l’incompréhension, alors cette dernière n’est pas à voir comme l’irruption de l’irrationnel, mais plutôt comme une manifestation autre de la raison communicationnelle, une raison communicationnelle elle-même conçue sur un modèle autre que celui de la logique. La mise à l’épreuve de cette hypothèse et l’établissement de sa validité reposent sur une problématique qui s’articule autour de trois questions.
La première se formule en ces termes : comment la notion wittgensteinienne de jeux de langage, en ouvrant le champ paradigmatique de la communicabilité du langage, permet de poser le problème du statut de l’incompréhension ? Cette question exprime le fait que la reconnaissance de la communicabilité du langage implique nécessairement celle de la fragilité de la compréhension mutuelle au sein des jeux de langage. Selon Wittgenstein, cette fragilité de la compréhension mutuelle participe elle-même du fait que nos jeux de langage fonctionnent suivant des règles qui ne déterminent qu’allusivement la signification (le vouloir dire) des mots. Wittgenstein pose ainsi l’idée de fragilité des règles comme nécessaire à la saisie de la communicabilité du langage. Car, dans la pratique effective des jeux de langage, les règles justifient une multitude hétérogène de significations qui parfois n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre. D’où l’incompréhension dans nos jeux de langage. C’est donc dans le sens même de l’idée de fragilité des règles, idée propre au paradigme de la communicabilité du langage, que se pose le problème du statut de l’incompréhension.
Si l’on considère, comme Thomas Kuhn, que le rôle fondamental d’un paradigme réside en ce qu’il est à la fois le fondement de tout questionnement (les puzzles ou énigmes) et le cadre de référence de toutes les réponses possibles, alors le problème du statut de l’incompréhension dans nos jeux de langage, parce qu’il en est issu, doit pouvoir trouver sa solution dans l’exploitation même du paradigme de la communicabilité du langage. C’est ce qui justifie la seconde question de notre problématique : l’exploitation du paradigme de la communicabilité du langage par les approches pragmaticiennes du langage et de la communication, offre-t-elle une réponse au problème du statut de l’incompréhension dans nos jeux de langage ?
Ce qui caractérise les approches pragmaticiennes du langage et de la communication, c’est, comme nous l’avons signalé, l’idée selon laquelle l’incompréhension est le résultat d’un non respect des règles, d’un manque d’adhésion des interlocuteurs à la raison inhérente aux jeux de langage, quelles que soient les différentes configurations que l’on donne à cette raison. L’incompréhension est, de ce fait, un phénomène irrationnel dont la présence bloque ou menace sérieusement la poursuite normale et rationnelle des jeux de langage. En ce sens, du point de vue des approches pragmaticiennes, la question même du statut de l’incompréhension ne se pose même pas, étant donné que l’incompréhension est considérée comme ce dont la présence signifie absence de jeu de langage véritable.
Mais c’est là une insuffisance théorique due à une exploitation partielle ou idéalisante du paradigme de la communicabilité. La nécessité de combler cette insuffisance théorique justifie donc la troisième question suivante : quelle exploitation du paradigme de la communicabilité permet de penser véritablement l’incompréhension, non plus comme phénomène irrationnel, mais comme étant tout simplement une manifestation autre de la rationalité ?
Approche
« La philosophie, écrit Wittgenstein, ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage effectif du langage, elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire.
Car elle ne peut pas non plus la fonder.
Elle laisse toutes choses en l’état » [27].
L’objectif du présent travail s’inscrit dans cette perspective wittgensteinienne de « laisser toutes choses en l’état », et non de fonder ou de légitimer l’usage effectif du langage. Il n’est pas question ici de fournir une théorie des conditions générales de l’utilisation effective du langage, ou du fonctionnement normal des jeux de langage. Car cette manière de faire, parce qu’elle cherche à tracer une ligne de démarcation entre le bon et le mauvais usage, conduit forcément à « porter atteinte à l’usage effectif du langage ». L’affaire de la philosophie, comme le dit Wittgenstein, n’est pas de résoudre la contradiction, mais d’en donner une vision synoptique qui, seule, pourra en permettre la résolution [28].
Il est donc question ici de donner une description significative de l’usage effectif du langage. Autrement dit, il s’agit de comprendre nos jeux de langage effectifs dans leur aspect contradictoire qui est celui de l’incompréhension. En ce sens, l’approche, de toute évidence, est celle des jeux de langage, c’est-à-dire, qu’elle repose sur une attention prononcée à la phénoménalité des jeux de langages ordinaires. On pourrait dire, comme Jean-François Lyotard, que l’approche, « c’est de mettre l’accent sur les faits de langage, et dans ces faits sur leur aspect pragmatique » [29].
Cette approche nous permet de comprendre l’incompréhension parce qu’en accordant toute l’attention qu’il faut aux jeux de langage effectifs, elle met au jour la pluralité et l’hétérogénéité fondamentales qui les caractérisent et qui constituent la source de l’incompréhension. La clarification du statut propre de l’incompréhension dans nos jeux de langage repose donc sur la reconnaissance de la pluralité et de l’hétérogénéité irréductibles qui les caractérisent.
Mais la particularité qu’incarne le présent travail consiste dans le fait que la reconnaissance de la pluralité/hétérogénéité irréductible des jeux de langage permet, avant tout, d’en donner une caractérisation pragmatique qui fait voir l’incompréhension comme un phénomène communicationnel. Prenant alors appui sur cette caractérisation pragmatique des jeux de langage et sur le fait qu’elle repose, elle-même, sur leur pluralité/hétérogénéité, l’on procède à une décomposition analytique des théories pragmaticiennes du langage et de la communication langagière, notamment des théories des actes de langage, de la conversation selon Paul Grice, et de l’agir communicationnel selon Habermas qui se révèlent toutes insuffisantes à rendre compte de l’incompréhension. La nécessité de combler cette insuffisance justifie, ici, une réappropriation sémiotique de la pluralité/hétérogénéité des jeux de langage, à partir de l’œuvre de Charles S. Peirce. La clarification du statut propre de l’incompréhension se fonde donc sur cette réappropriation sémiotique qui, de ce fait, implique une reconfiguration de la raison inhérente aux jeux de langage.
L’approche ainsi présentée, permet d’articuler ce travail autour de trois grands axes qui sont les suivants :
- Jeux de langage comme systèmes de communication : le problème du statut de l’incompréhension
- Théories pragmaticiennes du langage et statut négatif de l’incompréhension
- Un statut autre de l’incompréhension : de la sémiotique peircienne à la raison mètis
[1] A. Cauquelin, Aristote. Le langage, Paris, PUF, 1990.
[2] A. Cauquelin, op. cit., p. 38.
[3] A. Cauquelin, op. cit., pp. 38 et 64.
[4] Aristote, De l’interprétation, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1997, pp. 83-84.
[5] C. Imbert, « Introduction » in G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971, pp. 50-51.
[6] F. Armengaud, La pragmatique, PUF, Paris, 1990, p. 23.
[7] G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 64
[8] G. Frege, op. cit., p. 66.
[9] G. Frege, op. cit., pp. 173-174.
[10] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. G. G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 45, (3.3).
[11] L. Wittgenstein, op. cit., p. 41 (3).
[12] L. Wittgenstein, op. cit., p. 50 (4)
[13] idem.(4.001).
[14] L. Wittgenstein, op. cit., p. 41 (3.03 et 3.032).
[15] L. Wittgenstein, op. cit., p. 53 (4.022). C’est Wittgenstein qui souligne
[16] idem.(4.026).
[17] L. Witgenstein, « Préface », Recherches philosophiques, trad. de F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicot, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 22.
[18] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. de F. Dastur, M. Elie, J-L- Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 47 (§ 35, note)
[19] L. Wittgenstein, op. cit., p. 85 (§ 116)
[20] idem.(§ 117)
[21] F. Armengaud, La pragmatique, Paris, PUF, 1990, p. 22
[22] L. Wittgenstein, op. cit., p. 73 (§ 81).
[23] M. Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Fayard, 2008, p. 13
[24] M. Angenot, op. cit., p. 10.
[25] E. Grillo, « Les paradoxes de l’incommunicabilité » in Marie-Dominique Popelard (éd.), Moments d’incompréhension. Une approche pragmatique, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2007, p. 79.
[26] M. Angenot, op. cit., pp. 10-11.
[27] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. de F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicot, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 87 (§ 124).
[28] L. Wittgenstein, op. cit., p. 87 (§ 125)
[29] J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, pp. 20-21.