Référence
Roberto Finelli, « Réflexions sur la Science de la logique de Hegel - entre anthropologie et logique », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 26 novembre 2012. URL : http://www.influxus.eu/article534.html - Consulté le 15 décembre 2024.
Réflexions sur la Science de la logique de Hegel - entre anthropologie et logique
par
Résumé
La logique dialectique est le cœur de la logique hégélienne. Parler de «logique dialectique», c’est parler d’une modalité de la pensée qui admet et défend la contradiction. En affirmant la concevabilité de la contradiction, c’est donc la validité du principe aristotélicien de non-contradiction qui se trouve radicalement niée. Contre la thèse aristotélicienne qui établie l’impossibilité de penser, dans une même assertion, la simultanéité de l’«être» et du «non-être», Hegel affirme que «contradictio est regula veri, non contradictio regula falsi». Essayer de comprendre comment Hegel peut achever cette manœuvre conceptuelle, paradoxale pour l’histoire de la philosophie occidentale, signifie prendre en considération la polysémie, la multiplicité des sens du mot «négation», dans l’œuvre hégélienne. Cela signifie surtout approfondir le sens de la «négation absolue» ou «négation de la négation». En effet, le système hégélien confie à cette fonction de la négation la tâche de lier l’un et l’autre – dans l’unité de temps et à partir du même point de vue – «être» et «non-être», de sorte que chaque contenu déterminé de l’expérience et de la connaissance puisse dépasser les limites de sa propre détermination, et accueillir l’autre au cœur de soi-même. Mais cette caractéristique d’auto-écart, d’auto-repoussement, qui définit la négation de la négation hégélienne, doit à son tour être comprise au moyen d’une singulière opération de juxtaposition. Hegel joint en effet deux significations hétérogènes de «négation» : l’une, spécifique des œuvres de jeunesse, est synonyme d’opposition-répulsion, tandis que l’autre consiste en l’absolutisation de la négation linguistique ; et c’est précisément par cette conjonction qu’il donne vie à la catégorie centrale de sa logique : celle de la «négation absolue».1. Titre partie
Dans un passage de la Science de la logique, Hegel écrit : « L’unique chose pour gagner le procès scientifique, c’est la connaissance de la proposition logique que le négatif est tout aussi bien le positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en zéro, dans le néant abstrait, mais essentiellement dans la seule négation de son contenu particulier, ou encore qu’une telle négation n’est pas toute négation, mais la négation de la Chose déterminée qui se dissout, et donc est négation déterminée ; que donc dans le résultat est contenu seulement ce dont il résulte » [1].
Dans cette valorisation de la contradiction, une bonne partie de la critique, surtout celle d’inspiration positiviste et néo-positiviste, a toujours prétendue voir le motif le plus profond du caractère antiscientifique et invraisemblable de la dialectique de Hegel. Si la philosophie dialectique prétend éliminer la validité du principe qu’Aristote a mis à la base de la pensée occidentale et de sa logique – c’est à dire le principe qui empêche la possibilité de concevoir l’unité des contradicteurs dans l’unité de temps et dans un même point de vue – il en découle que la dialectique tombe en dehors du cadre de ce qui est pensable, puisque dire la pensée veut toujours dire quelque chose de déterminé et ne jamais affirmer qu’une chose soit rouge et noire en même temps, c’est-à-dire à la fois elle-même et son contraire.
Vis-à-vis de ces critiques de non-sens qui sont attribuées à Hegel et à sa logique dialectique, ce que je voudrais faire ici est d’essayer de donner une signification au concept de non-sens, non pas avec le but de donner une légitimation à une logique de la pensée qui refuse le principe de non-contradiction, mais avec l’intention de mettre en évidence la singularité et l’originalité de signification que Hegel donne aux concepts de « négatif », de « négation » et de « contradiction ». Puisque sans une réflexion sur l’emploi spécifique de ces concepts par Hegel, on ne peut pas comprendre comment la Logique hégélienne, avant même d’être une théorie de la pensée et du jugement et une logique de la proposition, soit une théorie du sujet, de sa formation et de sa comparaison avec soi-même, c’est-à-dire une logique qui, à la différence de toutes les autres, soit enlacée et compliquée par une anthropo-logique.
« La négation, ce terme abstrait, a beaucoup de déterminations » [2]. Ainsi s’exprime Hegel dans un passage sur la religion de l’ancienne Égypte dans les Leçons sur la philosophie de la religion, tout en soulignant la polysémie du concept et de la fonction de négation. Par ailleurs, il est bien connu que la négation est, sans aucun doute, l’un des opérateurs fondamentaux – je dirais le plus fondamental – de la Logique de Hegel. « C’est ainsi que la négation, écrit Hegel, est le réel et l’être-en-soi véritable », elle est « la base abstraite de toutes les idées philosophiques », même si, ajoute Hegel, de cette base « il faut dire que c’est seulement l’époque moderne qui a commencé de la saisir dans sa vérité » [3] . Si l’on essaye de percer la difficile prose de l’œuvre hégélienne, qui de temps en temps, il faut le reconnaître, atteint l’arbitraire obscurité des sophismes, cela signifie, d’après moi, ne pas perdre de vue la polysémie, la variété de signification, du négatif chez Hegel, puisque souvent dans sa philosophie les sens divers se superposent, de sorte que la tâche incombe à l’interprète d’essayer de les discerner et de les maintenir bien distinctes.
La première typologie de négation que je prends en compte ici, est celle de l’équation que Hegel, surtout dans ses textes juvéniles, met entre « négation » et « abstraction », en interprétant ces deux termes d’une façon originale par rapport à la tradition philosophique en général et à celle de la logique en particulier.
L’abstraction, selon Hegel, ne désigne pas l’opération selon laquelle quelque chose est choisi comme objet de perception et d’attention, d’enquête et d’étude, en l’isolant et en la séparant des autres choses ou des aspects de la réalité avec laquelle elle est en relation. Cette définition de l’abstraction, qui indique la fonction de l’esprit qui sépare une représentation dont on est conscient, des autres avec lesquelles elle est liée dans la conscience et qui est inhérente au processus de la connaissance, traverse l’histoire de la philosophie toute entière, d’Aristote à Kant, de Locke jusqu’à James et Dewey. Aristote, dans Métaphysique (XI, 3, 1061 a 28 suivants) écrivait : « Le mathématicien porte son étude sur des objets obtenus par abstraction, car, dans son étude, il supprime toutes les qualités sensibles […], il n’en garde que la quantité et le continu [..]. On attribuerait à la physique l’étude des êtres, non en tant qu’êtres, mais en tant qu’ils participent du mouvement. [..] Il reste que le philosophe, c’est celui qui étudie ce qu’on a dit, dans la mesure où ce sont des êtres » [4].
C’est ainsi que, à l’opération d’abstraction, S. Thomas réduit la connaissance intellectuelle ; laquelle revient à abstraire la forme de la matière individuelle, c’est-à-dire extraire l’universel du particulier, l’espèce intelligible des images particulières. Aussi parce que, comme on l’affirme dans la Logique de Port Royale : « Le peu d’étendue de notre esprit fait ainsi qu’il ne peut pas comprendre les choses un peu composées, qu’en les considérant par parties, et comme par les diverses faces qu’elles peuvent recevoir » [5]. Ou bien parce que la fonction d’abstraire est profondément liée à la fonction symbolique du langage, comme l’affirme Locke dans son Traité sur l’intelligence humaine qui écrit que l’abstraction c’est ce « par où les idées tirées de quelque Être particulier devenant générales, représentent tous les Êtres de la même Espèce, de sorte que les noms généraux qu’on leur donne peuvent être appliqués à tout ce qui, dans les Êtres actuellement existants, convient à ces idées abstraites. (…) Ainsi, remarquant aujourd’hui, dans la craie ou dans la neige, la même couleur que le lait excita hier dans mon esprit, je considère cette idée unique, je la regarde comme une représentation de toutes les autres de cette espèce, et lui en ayant donné le nom de blancheur, j’exprime par ce son, la même qualité, en quelque endroit que je puisse l’imaginer, ou la rencontrer : et c’est ainsi que se forment les idées universelles, et les termes qu’on emploi pour les désigner » [6].
Pour Hegel par contre, l’abstraction, avant d’être une fonction cognitive, est une séparation de la vie, de la complexité de l’expérience humaine, de la multiplicité des facultés humaines qui interviennent en elle-même. L’abstraction est une opération anthropologique avant d’être logique, par laquelle un sujet fragile et faible, qui a peur de la vie, élève son propre ego et les contenus de son expérience à une valeur absolue, en les empêchant d’entrer en relation avec l’existence des autres et avec la réalité du monde. L’abstraction est la violence d’une partie qui se dilate et se conçoit comme un tout propre par ce qu’il se durcit dans sa limite et conçoit tout ce qui est en dehors d’elle comme l’autre, ou bien comme s’il était opposé à lui-même et étranger. L’abstraction est donc une opération d’omnipotence-impuissance d’une subjectivité frêle et prématurée. Cette subjectivité organise l’expérience et la vie selon des rapports d’opposition, où l’autre, chose ou personne, société ou nature, n’est pas différent de moi-même, mais est un « non-moi » chargé d’obstination envers le moi.
Enfin, l’abstraction ne signifie pas, selon la tradition, sortir du concret, pour notre avantage subjectif, telle ou telle détermination qui constitue le contenu du concept. L’abstraction, pour Hegel, est une mise en scène de la réalité dans un cadre de dramatisation. Elle est le résultat de l’action d’un esprit qui n’est pas mûr et qui traduit la réalité dans un champ de forces parcourues par des dynamiques de bornages, d’exclusion et d’opposition. L’abstraction est la clef de voûte qui nous permet de comprendre une modalité archaïque et fausse de fonctionnement de l’esprit et de la connaissance : une modalité inadéquate de la pensée que Hegel baptise Verstand, intellect.
Dans un sens plus précis, on peut dire que la modalité intellectualiste de la pensée se caractérise, selon Hegel, par un emploi pathologique de l’universel, au sens où l’universel est utilisé par une subjectivité craintive de la vie. Non pas pour élaborer et franchir ses propres faiblesses mais, au contraire, pour les renforcer, les protéger et donc vivre en elles et grâce à elles. Ici, en effet, l’universel est utilisé comme un instrument qui intensifie les séparations et les incommunicabilités, qui consolide les murailles et les barrières, au lieu de produire des synthèses, des conciliations et des intégrations de la réalité.
Ici, l’universel est fonction pathologique d’une partie qui prétend arbitrairement valoir le tout, coïncider avec la totalité et en même temps, exclure de cette totalité toutes les autres parties.
L’universel est donc fonction d’un particulier qui s’universalise arbitrairement et qui soustrait en même temps tous les autres particuliers du domaine significatif de l’universel. La fonction pathologique de l’universel dans le domaine d’une façon intellectualiste d’opérer de l’esprit est donc celle d’une fallacieuse et impropre infinitation du fini, dans le sens où, précisément, un particulier bénéficie d’un excédent, d’un surplus de valorisation et de signification par rapport à la valorisation et à l’expulsion de la sphère du sens des autres particuliers.
L’exemple historique le plus explicite dans le domaine de la philosophie de la religion est celui qui, pour Hegel, est représenté par la culture et la religion hébraïque. Selon une interprétation conditionnée par les thèmes de la tradition chrétienne, Hegel voit aussi le principe de l’esprit hébraïque dans une disposition à la contraposition et à la scission de l’autre. L’anthropologie hébraïque a en effet, comme son propre héros fondateur Abraham qui, comme écrit Hegel, « il voulut ne pas aimer, et par conséquent être libre ».
Abraham voulut pérégriner pendant toute sa vie, sans se mêler avec les autres peuples. Sa conception de la vie, ajoute Hegel, était imprégnée de « l’esprit de rester dans une dure opposition avec tout, parce qu’il avait élevé sa pensée abstraite à une unité dominante sur la nature perçue comme infiniment hostile ».
La personnalité hébraïque, trop enfermée dans la reproduction égoïste de soi-même, voit le monde comme un non-moi, seulement comme un possible objet d’un intérêt qui calcule une utilité manipulatrice. C’est pour cela qu’il fonde le monothéisme. C’est-à-dire qu’il conçoit un dieu qui, différemment des autres divinités païennes impliquées avec la nature, est supérieur à tout autre élément naturel. C’est un dieu qui, dans son universalité abstraite, domine la nature toute entière. Mais le peuple hébraïque se fait esclave de ce seigneur unique et absolu et en vertu de cette servitude devient le peuple élu. En d’autres termes, il participe d’un pouvoir qu’exerce un universel abstrait et transcendant sur les particuliers et de cette façon, se voit facilité et projeté dans son aptitude à utiliser et à dominer le monde. Selon une façon de procéder d’une pensée qui se défend, repousse et expulse et qui utilise l’universel non pas pour connaître, lier et compléter la réalité, mais pour revêtir de survaleur, de surplus symbolique un particulier au désavantage de tous les autres.
La première signification de négation que l’on rencontre chez Hegel est donc un synonyme d’abstraction comme répulsion. Il n’a pas la valeur de négation logique-apophantique, comme copule négative (non être) qui nie l’appartenance d’un prédicat à un sujet. Il n’a pas la valeur de la négation existentielle (« il n’existe pas ») qui nie l’existence ou la réalité de n’importe quelle personne ou chose. Mais surtout, il n’a pas la valeur de la négation comme différence qui sépare une chose de l’autre, à travers l’énoncé de leurs diversités (« L’homme n’est pas une trirème ») : puisqu’avec le type de négation hégélienne dont on parle ici, ce qui est mis à thème n’est pas la différence, ou la distinction, mais plutôt l’opposition.
2. Titre partie
D’ailleurs, ce n’est pas dans la seule Logique, mais dans l’entière philosophie hégélienne que l’opposition, en qualité de catégorie dominante et fondamentale, l’emporte sur la distinction, comme le remarqua justement Benedetto Croce au début du XXe siècle en proposant une réforme de la dialectique hégélienne qui raisonnait non seulement en terme d’une dialectique des opposés, mais encore en terme d’une dialectique et d’une logique des distincts [7].
Dès sa jeunesse toutefois, l’intérêt prépondérant du philosophe allemand s’est concentré sur l’opposition, parce qu’un des buts de sa philosophie est de penser une solution non extrinsèque de l’opposition ; c’est-à-dire, une solution par laquelle la condition d’opposition soit dépassée sans artifices et sans violences, parce que l’idéal éthico-politique par lequel sa jeunesse – traversée par l’événement historique de la Révolution Française – fût plus fortement passionnée, est celui d’une conciliation des opposés – même sociales, politiques, institutionnels – concevable et réalisable sans recours à la violence ou à la domination d’un des opposés sur l’autre. C’est pour cela que Hegel étudie l’opposition : pour comprendre comment, d’une relation ou d’une condition historique-existentielle d’opposition, puisse s’engendrer une unité qui ne soit mortifiante pour aucun des termes, une unité qui s’affirme comme une synthèse, un procès immanent de compénétration mutuelle réalisé par les mêmes éléments qui, au début, se disposent selon une relation d’exclusion et opposition.
Le premier Hegel a déjà découvert la loi qui définit la structure d’opposition engendrée par la négation en tant qu’abstraction répulsive. C’est la loi qui définit la dialectique comme destin. Elle affirme que le destin d’une identité construite au moyen d’une abstraction excluante, d’une attitude de clôture vers le monde, est de ne jamais pouvoir coïncider avec soi-même, de se renverser en ce même opposé qu’elle prétendait tenir hors de soi, en lui prêtant une valeur purement négative et en le réduisant à un contexte simplement instrumental. Le destin de l’identité abstraite se révèle ainsi celui d’être envahie et dominée par le même monde qu’elle se forçait, pour une supposée autosuffisance, d’exclusion de soi. Un destin qui est arrivé, à son avis, dans l’histoire des peuples et des cultures religieuses, au peuple juif, toujours destiné à être victime et objet de la domination des autres peuples, comme à toutes les belles âmes qui, à partir de Jésus et de son destin tragique, ont vu précipiter et faire naufrage tout leurs efforts de se rapporter au monde grâce à la seule attitude de la philanthropie ou de l’amour. L’abstraction, en tant que négation oppositive, engendre un renversement d’un terme d’opposition dans l’autre : pas de confirmation de l’identité, donc, mais sa ruine, exposition sans retour à l’occupation et à l’invasion par l’altérité.
L’ultérieure élaboration hégélienne du concept de négation naît dans ce cercle de problèmes. De manière plus précise, elle naît de l’exigence de repérer une modalité d’expérience identitaire qui ne se renverse et ne se dissipe en une altération vidante et dévastante.
Pour atteindre la solution de ce problème, c’est de la catégorie de « négation absolue » que profitent les deux œuvres hégéliennes fondamentales, la Phénoménologie de l’Esprit et la Science de la Logique. Dans la philosophie hégélienne, en effet, l’acte défini comme « négation absolue », ou « négation autonome », ou « négation de la négation », n’est pas celui qui nie l’autre que soi, l’autre en dehors de soi, mais est celui d’une négation adressée, au contraire, à l’intérieur, envers soi-même, l’acte d’une négation réflexive qui s’affirme comme négation de soi-même. C’est le nier en tant que « das Andere seiner selbst », l’autre de soi-même. Un « nier » constitué d’une pure négativité, incapable donc de se fixer, même pour un instant, dans la détermination ou l’identité. Un nier tel que son activité auto-réflexe se définit précisément comme l’activité de soustraire à soi-même toute fixité ou permanence structurelle qui puisse la livrer à une quelque identité ou définition. En tant qu’ab-solue, déliée de la relation avec l’altérité extérieure, la négation se définit comme relation négative avec soi-même. C’est-à-dire qu’elle n’est pas répulsion de l’autre, mais répulsion de soi-même par soi-même. Cela veut dire, pour Hegel, qu’elle est synonyme d’une fonction d’infinitisation qui enlève les limites propres du fini et du déterminé : au dessous de chaque utilisation significative de l’expression « non-être » (comme dans le cas du non-être copulatif, du non-être existentiel, du non-être de la différence), doit travailler une fonction logique-ontologique plus profonde et radicale, qu’on pourra définir comme une force d’auto-repoussement ou auto-écart. « Seulement ainsi – lit-on dans la Science de la Logique – l’autre est entendu comme tel, c’est-à-dire non pas comme autre de quelque chose, mais comme l’autre en soi-même, ou bien l’autre de soi-même […]. L’autre pour soi est l’autre en lui-même, et donc l’autre de soi-même, l’autre de l’autre – ce qui est donc en soi absolument dissimilaire, celui qui se nie, qui se change [traduction propre] » [8].
Il faudrait réfléchir longuement à l’élaboration hégélienne du concept de négation absolue ou auto-réfléchi. A mon avis pourtant, son caractère absolu (son être référé à rien d’autre qu’à soi-même, étant non pas négation de l’autre mais négation de soi-même) dérive d’une opération injustifiée, c’est-à-dire la traduction du non-être, toujours relatif, en qualité de non-être copulatif, existentiel ou différentiel, à des contextes déterminés, en un non-être hypostatisé, posé hors de tout contexte. En le soustrayant à la pluralité de ses fonctions sémantiques, Hegel semble absolutiser le non-être linguistique et le graver ainsi d’une activité d’auto-repoussement qu’il tire de ses méditations historique-anthropologique de jeunesse. A mon avis, finalement, la base sur laquelle la négation absolue peut être élevée, dans la Science de la Logique, au rang de vecteur fondamental et du mouvement et du développement des catégories logiques, est celle de la projection d’une pensée originairement anthropologique sur une autre qui se prétend purement logique. C’est d’ici que dérive, dans l’œuvre hégélienne, la définition de la négation comme une activité néantifiante qui se révèle à l’œuvre au-dessous et au-dedans de la détermination et de la solidité apparentes des choses, comme une tendance, intérieure et immanente, à l’auto-dissolution [auto-suppression].
Dans la logique ancienne, la négation de la négation d’un énoncé donné équivaut à l’affirmation du même énoncé. Dans la Logique de Hegel, le redoublement de la négation est transféré d’un plan linguistique à un plan de réalité, en devenant ainsi le redoublement d’une altérité, alors que pour « altérité », comme on disait auparavant, il faut entendre non pas une relation de différence entre des donnés existants, mais un rapport d’auto-exclusion rattaché à soi-même. Ce déplacement d’un plan à l’autre est tout-à-fait explicite dans la théorisation hégélienne de la limite (Grenz). Hegel, en effet, considère les confins entre deux êtres ou choses, non pas comme la marge au moyen de laquelle la détermination de l’un se différencie de la détermination et des caractéristiques de l’autre, c’est-à-dire, non pas comme le lieu de la différence entre une chose et l’autre ; mais comme celui de l’activation du non-être, par laquelle la chose entre en contradiction avec soi-même et, en dépassant sa finitude, entre en compénétration avec le monde et l’expérience hors d’elle. En tant que mutuellement limitées, comme une chose est le non-être de l’autre, ainsi celle-ci est le non-être de celle-là. Pour Hegel, en rendant la limite auto-réflexive et auto-repoussante, en la poussant à dépasser son immobilité, à se dynamiser et, finalement, à enlever soi-même, cette double négation devrait rendre possible le dépassement d’une vision intellectualiste du réel faite de séparations, en faveur d’une vision dialectique composée de relations et compénétrations.
La négation de la négation, ou négation absolue, est ainsi la clef de voûte pour comprendre le développement des catégories logiques de la pensée dialectique chez Hegel. Il n’y a qu’elle comme garantie pour qu’un être ou une réalité quelconque, en se contredisant, ne se résolvent dans le néant et dans l’inconcevabilité, comme le prétend la tradition occidentale dès Aristote jusqu’à Kant. La contradiction, chez Hegel, vaut comme le franchissement de la partialité d’un donné qui, en se faisant autre et opposé par rapport à soi-même, déplace l’altérité et les oppositions du dehors à l’intérieur de soi-même, en s’ouvrant ainsi à la relation et à la dynamique d’infinitisation de ses propres limites. « Contradiction » n’est pas synonyme de zéro, du néant de la pensée ou bien de la pensée fausse et non vraie, mais d’une fonction de la pensée vraie qui connait la vraie structure du réel. Comme il affirme dans une des dissertations présentées pour l’habilitation à l’enseignement, « Contradictio est regula veri, non contradictio regula falsi ».
De cette façon, Hegel prétend renverser le lien de continuité établi, selon certains points de vue, dans l’histoire de la philosophie occidentale, depuis Aristote jusqu’à Kant. L’ontologisation ou hypostatisation du néant et de l’être, le penser être et non-être, c’est-à-dire non pas comme relatifs, mais comme un être et un non-être absolus, c’est le poids dont Parménide a originairement gravé notre pensée. Platon, et puis Aristote, ont essayé de se débarrasser de cette hypothèque. Platon précisément au moyen du parricide de Parménide, qu’il déclare avoir accompli dans le « Sophiste », le dialogue qui contre Parménide théorise la possibilité, pour le non-être, d’être pensé et dit, puisqu’il ne renvoie pas à une absence ou à un vide de réalité, à un trou noir, sa valeur sémantique étant plutôt celle d’un indicateur de différence, du rapport d’altérité mutuelle entre deux êtres de toute façon positivement existants. Aristote, de son côté, au moyen de la polysémie, de la plurivocité des sens qui substitue l’univocité substantialisante de l’être éléatique, en affirmant que l’être pollachòs lèeghetai : qu’il y a une multiplicité de manières de dire l’être et, par conséquence, le non-être.
A ce propos, je crois que Hegel a réintroduit un concept ontologique du néant, une autonomisation et absolutisation du néant qui présente plusieurs analogies avec ce début archaïque et problématique de la philosophie occidentale qui est lié à la métaphysique parménidienne, dont l’élaboration et le dépassement ont si profondément engagée la tradition philosophique de l’antiquité. Il s’agit d’une réactualisation du sens absolu du non-être, laquelle, en le dynamisant comme négation de la négation, comme négation auto-réfléchie, se pose à mon avis au fondement non seulement, au XIXe siècle, de la pensée dialectique de l’idéalisme et du matérialisme allemands, mais aussi, dès Schopenhauer et Nietzsche jusqu’à Adorno ou Derrida, de toutes les philosophies de la déconstruction, lesquelles, chacune à sa façon, valorisent principes et méthodologies de la négativité infinie, pour s’opposer à toute structuration du réel capable d’un certain degré de permanence. En effet, c’est la Science de la Logique entière, dans son articulation en doctrine de l’Être, de l’Essence et du Concept, à se proposer comme une succession incessante de modalités de connaissance toujours plus appropriées, au fur et à mesure que les catégories de l’identification, de la permanence et de la relation horizontale cèdent le pas aux catégories de l’auto-réflexivité, de l’auto-dynamisation et de la relation verticale : c’est-à-dire, au fur et à mesure que des catégories comme quelque chose, un, plusieurs, répulsion, attraction, avec leur extension dans la quantité du nombre, du degré, de la mesure, cèdent la scène à des catégories comme la compénétration, l’apparaître de l’intérieur à la superficie (surface), le paraître, le se réfléchir entre soi-même.
Conclusion
En conclusion de ces brèves et schématiques considérations, la question qui se pose, ou qui du moins se pose à moi, est la suivante : est-il possible, à l’intérieur du cadre de la logique hégélienne, de distinguer entre une doctrine de l’opposition et une doctrine de la contradiction - la première, plus concrètement fonctionnelle à l’enquête des domaines de l’expérience structurés selon des chaînes oppositives ; la deuxième, plus liée à la valorisation ontologique de la négation linguistique et aux apories qui en découlent ?
A bien voir, la relation d’opposition conçue par Hegel est telle qu’aucun des termes ne peut se présenter comme réfléchi en soi-même, si non en tant que réfléchi dans l’autre. Cela veut dire que le propre de l’opposition, pour Hegel, c’est que ces termes soient totalement épuisés par leur relation mutuelle : c’est-à-dire que les deux ne possèdent aucune détermination, aucune consistance et aucune réalité autonomes en dehors de leur connexion. Ils ne sont pas comme le père et le fils, qui sont porteurs, au-delà de leur relation, de toute une série de caractéristiques autres et autonomes, parce que les opposés, comme écrit Hegel, « n’ont aucune détermination sauf leur unité négative ». Les opposés sont définis par une relation d’opposition constitutive et immanente et par l’impossibilité, pour chaque pôle, d’exister sans l’autre. C’est pour cela qu’ils ne peuvent se donner qu’en constituant un espace systémique de réalité. La dialectique ne serait alors que l’étude des dynamiques d’exclusion, de renversement, d’identification forcée, de superposition, de projection de l’un sur l’autre, vidage, occupation, remplissage qui peuvent se dérouler dans un espace systémique d’une telle nature.
En ce sens, à mon avis, l’assomption de la dialectique comme loi, non pas de quelque région spécifique, mais de la réalité toute entière, c’est-à-dire la valorisation de la contradiction comme transcatégorie, comme catégorie générale de l’expérience et de la logique, n’est possible qu’au moyen de l’occultation de l’hypostase et de l’abstraction qui en sont à la base, en tant que négativité égalisée à l’infini et réfléchie en soi-même.
La philosophie contemporaine d’inspiration analytique nous exhorte à faire de la philosophie surtout une pratique d’analyse du langage et de critique des pathologies linguistiques. De ce point de vue, l’analyse et la critique de la polysémie de la négation et du non-être sont, je crois, indispensables pour essayer de saisir quelque chose du secret et du mystère de Hegel. Comme Aristote posait à la base de la pensée ancienne la polysémie de l’être et le dépassement de l’« être » parménidien, c’est-à-dire de l’être monachòs lèghetai ou simpliciter dicitur, ainsi, je crois que les études sur Hegel et la dialectique doivent placer au centre de leur recherche le « non-être » en tant que pollachòs lèghetai ou multiplex dicitur. Seule l’articulation de la polysémie du non-être peut nous enseigner à démêler les lieux où Hegel apporte sa contribution à la découverte de nouvelles structures de la pensée et de la réalité, de ceux où, moyennant l’entrelacement et la juxtaposition des sens différents de l’opposition et de la négation, il retourne à agiter l’artillerie assourdissante et paralysante de la sophistiquerie.
[1] G.W.F. Hegel, Science de la logique, Premier tome. Premier livre, traduction, présentation et notes par P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Editions Aubier Montaigne, Paris, 1972, p. 26.
[2] G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, IIe partie, La religion déterminée, 1. La religion de la Nature, traduit par l’allemande par J. Gibelin, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1972p. 166.
[3] G.W.F. Hegel, Science de la logique, I tome, I livre, trad. cit., p. 113.
[4] Aristote, Métaphysique, Introduction, traduction, notes, bibliographie et index par M.-P. Duminil et A. Jaulin, Editions Flammarion, Paris, 2008, p. 355.
[5] A. Arnauld, P. Nicole, La logique ou l’art de penser, contenant, outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles, propres à former le jugement, édition critique par P. Clair et F. Girbal, Presses Universitaires de France, Paris, 1965, p. 55.
[6] J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, où l’on montre quelle est l’étendue de nos connaissances certaines, et la manière dont nous y parvenons, traduit par Coste, édité par E. Naert, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1983, pp. 113-4.
[7] Cf. Benedetto Croce, Saggio sullo Hegel, seguito da altri scritti di storia della filosofia, a cura di A. Savorelli con una nota al testo di C. Cesa, Bibliopolis, Napoli, 2006.
[8] G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik, I, [« Etwas und ein Anderes »], in Werke in zwanzig Bänden, Theorie Werkausgabe Suhrkamp Verlag, Band 5, p. 127.