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Je suis fou, et vous ? - Divers - Influxus
explorations - nouveaux objets - croisements des sciences

Je suis fou, et vous ?

De la disqualification à la prise de parole en santé mentale

par Claude Deutsch

Résumé

L'énigme de cette recherche peut se formuler ainsi : « Peut-on considérer que les personnes en souffrance psychique sont des personnes à part entière, et non des personnes à part ? » Cette question part du constat de la disqualification sociale des « fous » et aboutit à la reconnaissance de leur prise de parole. Faire le constat de la disqualification nécessitait qu'on la définisse, que l'on s'assure de son existence à l'égard des fous et que l'on comprenne le processus d'un triple point de vue existentialiste, critique et psychanalytique. Il nous est apparu, dans un deuxième temps que la médicalisation n'était pas une réponse suffisante à la disqualification. La spécificité du concept de maladie mentale repose sur la (con)fusion de deux idées : l'interaction du corps et de l'esprit et l'analogie de la souffrance somatique et de la souffrance psychique. Les théories kraepeliniennes sont à la base de la psychiatrie postmoderne, pourtant il y des possibilités d'une prise en compte non médicale de la souffrance psychique. Les "alternatives" du XXe siècle (antipsychiatries, psychothérapie institutionnelle, Deleuze et Guattari, Foucault) ne nous paraissent pas encore suffisantes. Bien qu'elles reconnaissent dans la personne en souffrance psychique un sujet, elles restent à l'intérieur d'une pensée psychiatrique, à l'exception de Foucault qui s'appuie sur la question essentielle des rapports de pouvoir, mais en évoquant, non la parole des intéressés, mais une supposée "vérité de la folie". Pour prendre en compte les "disability studies" en santé mentale, il faut définir les concepts sur lesquels elles s'appuient : la souffrance psychique, la notion d'usager en santé mentale, la situation de handicap, l'empowerment, la notion de personne. Reconnaître la personne en souffrance psychique comme citoyen à part entière, ce n'est pas nier la spécificité de sa situation. C'est comme acteur social qu'elle demande à être entendu et c'est dans ce geste-même qu'elle se réapproprie, dans l'action partagée, le sentiment d'exister.

Abstract

The enigma behind this research topic can be summed up in the following question : "Is it possible to consider persons who suffer from mental health problems as equals with us living on the 'inside' of society with full rights and freedoms or - are they really people who are on the 'outside' with lesser rights and freedoms?" This question will be dealt with from the starting point that "mad" persons have been disqualified socially and conclude with the fact that their voice must now be heard today. Understanding their disqualification requires defining what that means, proving how this happens to people with mental health problems considered "crazy" and analyzing a three-fold point of view - existentialist, critical and psychoanalytical. This initial study demonstrates that the medical model does not appear to provide an adequate response to this situation of social disqualification. The specific features of the actual concept of "mental illness" are based on a (con)fusion between two ideas : the interaction between the body and the mind, and the analogy made between physical and mental suffering. Kraepelinian theories are still used as a basis for post-modern psychiatry, whereas it remains possible to take into account mental suffering and anguish from a non-medical standpoint. The "alternatives" found throughout the 20th Century (ranging from the anti-psychiatry movement to institutional psychotherapy, Deleuze and Guattari, as well as Foucault) have not gone far enough. Although they recognize the person with a mental health problem as a "subject" rather than an "object", they remain based on psychiatric theory with the exception of Foucault who looks into the fundamental question of the balance of power, yet who does not rely on the voice of the persons concerned, but rather a supposed "truth about madness". Mental health disability studies also need to be taken into account in order to define the concepts on which they are based: living with a mental health problem, what it means to be a "service user" or a person with a psychiatric disability, the theory of empowerment and fully taking into account each individual for what they are. Recognizing that persons with mental health problems are full-fledged citizens does not mean denying the specific nature of their personal situation. They demand to be heard as members of society and by doing so, they take ownership of their right to exist alongside others who must lend their support.

Introduction :
Cet article est la présentation résumée d’une thèse de Doctorat de Philosophie que nous avons soutenu en octobre 2014 à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense et qui portait justement ce titre et ce sous-titre. Le but avoué de ce travail universitaire est de faire reconnaître la parole de ceux qui se désignent sous le nom collectif d’usagers en santé mentale en contribuant, par un travail théorique exigeant et rigoureux, à faire entendre la validité de leur propos.
De manière polémique, nous avons, dans le passé, tenu deux propos complémentaires : Le premier était de dire que : « Aussi vrai que la folie existe, “le-fou” n’existe pas ». L’autre de prétendre que :« Le jour où des personnes peu habituées à parler seront entendues par des personnes peu habituées à écouter, de grandes choses pourront arriver. » Aujourd’hui, l’heure est venue pour nous d’étayer ces propos. La démarche que nous avons entreprise est de dépasser la pétition de principe, aussi moralement justifiée nous paraisse-t-elle par la générosité qui la sous-tend, pour interroger les fondements de notre prise de position. Cela nous a paru d’autant plus nécessaire que nous avions souvent l’impression de tenir des propos subversifs, des discours à contre-courant de la pensée la plus couramment admise sur la question, quand bien même nous avions le sentiment de dire des évidences.
Nous avons voulu comprendre le phénomène, comprendre comment y remédier, car la seule pétition de principe, justifiée par le refus, ne nous paraissait pas suffisante, quand bien même le sentiment de révolte que cela inspire nous semble légitime.
Posé comme énigme de recherche, le problème se formulait ainsi : peut-on considérer les personnes en souffrance psychique comme des personnes à part entière et non comme des personnes à part ? Comment pouvoir passer de la disqualification au respect des intéressés ?
L’énigme posée est celle de savoir si l’on peut considérer les fous comme des humains à part entière. En effet reconnaître la condition humaine, c’est reconnaître les droits de l’homme. Peut-on aujourd’hui reconnaître les droits de l’homme en dehors du monde, c’est-à-dire sans reconnaître en même temps les droits du citoyen, les droits de l’homme à être un citoyen ?
Quel est l’enjeu ?
Antonin Artaud le dit à son éditeur : « Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l’esprit, et à ce titre, j’ai le droit de parler. »
Et ailleurs : « Il ne s’agit pour moi de rien moins que de savoir si j’ai ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose. »
On voit ici que pour l’intéressé, l’enjeu est essentiel, et pourtant Jacques Rivière va lui répondre « avec un peu de patience, vous arriverez à écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux. »
Alors Artaud va insister : « Un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée, j’en voudrais dire seulement assez pour être enfin compris et cru de vous. Et donc faites-moi crédit. Admettez, je vous prie, la réalité de ces phénomènes, admettez leur furtivité, leur répétition éternelle... »
Artaud parle-t-il dans le désert ?
Ce texte fait écho à un autre texte, celui d’Arto Paasalina : « Le Meunier Hurlant. » Dans ce très beau conte/récit, l’auteur nous décrit un homme simple qui monte sur le toit de son moulin pour hurler la nuit. Il indispose le village qui l’enverra à l’hôpital psychiatrique pour ne plus l’entendre, mais la gentille postière saura partager sa vie.
Ici on entrevoit qu’il y a une possibilité, que le malentendu n’est pas total. S’il existe une possibilité, c’est que cela est possible.
Sans doute, pour entendre faut-il écouter au lieu de parler à la place de. C’est ce que Sarah nous enseigne dans « Les Enfants du Silence. »
Sarah parle en langue des signes que son ami David traduit : « Les gens m’ont toujours dit qui j’étais et je les ai laissés faire. Elle veut ceci, elle pense çà. Et la plupart du temps, ils se trompaient. Ils n’avaient aucune idée de ce que je disais, voulais, pensais et ils n’en auront aucune. Ce signe [elle fait le signe de deux anneaux enchaînés avec le pouce et l’index de chaque main, enserrés] “unir”, il est simple mais il signifie être uni à quelqu’un tout en restant soi-même c’est ce que je veux, mais tu penses pour moi, tu penses pour Sarah comme s’il n’y avait pas de Sarah… Jusqu’à ce que tu me laisses être moi, comme toi tu es toi, tu ne pourras jamais entrer dans mon silence ou me connaître, et je m’interdirai, moi, de te connaître. Jusqu’à ce que ça n’arrive, jamais nous ne pourrons être comme ceci [elle refait le signe] unis. »
Le fait que Sarah soit une personne sourde muette et non une personne en souffrance psychique (en théorie) ne nous égare pas mais au contraire éclaire notre propos, car il permet de restituer le problème au sein du problème plus large des personnes handicapées. C’est l’une des révolutions de notre époque que le changement de paradigme qui voit les passages d’un modèle paternaliste à un modèle de participation citoyenne des personnes handicapées en général. Sarah, diront certains, a la langue bien pendue, et pourtant elle a besoin d’un traducteur pour s’exprimer au sein des normaux qui ne connaissent pas la langue des signes. Le problème est différent pour les insensés qui vont utiliser la langue sans que leur parole ne prenne sens pour l’interlocuteur. A y regarder de près, est-ce que la question est si différente ?
Il ne s’agit pas de nier une différence mais d’inverser les postulats et, au lieu de se poser la question de l’insertion de la personne dans la société par la réduction de sa folie, de se poser celle de l’inclusion sociale de la personne en souffrance psychique par l’accessibilité sociale mise en œuvre.
Nous sommes souvent témoins de constats tels que la variation des capacités d’une personne et la non-utilisation par une personne de ses capacités potentielles. Nous sommes également souvent témoins de la manière dont un malentendu peut dégénérer. C’est souvent parce qu’à l’occasion d’un premier malentendu la violence augmente entre les protagonistes. Inversement, si la violence et si le procès d’intention cessent, les personnes arrivent à s’entendre.
Sans doute sommes-nous trop préoccupés par le désir de résultat, par l’effectivité, par le besoin de preuve concrète pour ne pas saisir l’importance de ce qui est non pas effectif mais potentiel. Pour se réaliser, l’homme à besoin de cet « espace potentiel » tel que défini par Winnicott. Assigner à l’homme que je ne comprends pas une place à part c’est nier cette potentialité. C’est s’interdire à tout jamais toute rencontre possible.
Mais, me direz vous, si je le qualifie d’insensé c’est parce que je ne le comprends pas. Qu’est- ce que comprendre ? Est-ce partager le sens, ou n’est ce pas plutôt com-prendre, prendre avec, partager ? A côté du registre de la logique n’existe-t-il pas un registre possible pour l’échange des émotions, le trans-passible de Maldiney ?
Ceci nous met une fois de plus face à la question du regard que nous portons sur la personne et sur la société. Parler de ce regard, c’est parler de nos attentes à l’égard de l’une et de l’autre.
Un homme n’est pas une machine. Les capacités d’un homme sont éminemment variables selon le contexte dans lequel celui-ci va évoluer. Le regard positif de l’autre nous permet de prendre confiance, et, cette foi en nous-mêmes, ce regard positif sur nous-mêmes, nous permet d’investir positivement nos buts. A l’inverse, l’individu privé de ses droits sur son destin ne va-t-il pas risquer de perdre toute humanité… même « Si c’est un homme » ? (Primo Levi). Ce qui nous permet de concevoir la dimension humaine de la parole de l’insensé, c’est non seulement parce qu’il n’est pas fou 24h/24 et que parfois il tient un langage sensé, mais parce que son langage insensé est aussi une manière de dire quelque chose. Ce quelque chose, je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Est-ce pour autant qu’il ne veut rien dire, qu’il aurait la volonté de ne rien dire ou, au contraire, n’est-ce pas plutôt qu’il cherche à dire quelque chose que je ne comprends pas ? Le langage, c’est l’utilisation de la parole dans l’échange, c’est-à-dire dans le cadre de l’utilisation de codes communs, d’objets symboliques.
Dans ce mouvement, que faire de ceux qui ne reconnaissent pas la valeur du signe commun partagé ? Le mouvement historique fut certainement de les reconnaître, mais pour les exclure, les détruire soit physiquement, soit par la conversion ou la guérison. A l’heure où l’intégrisme religieux montre tous ses dangers pour l’humanité, où la diversité raciale ne repose plus sur une hiérarchie, où la diversité sexuelle n’est plus désignée comme un vice moral, comment appréhender cette différence qui porte sur la compréhension et le sens ?
Ces personnes nous prétendons qu’elles sont en capacité de prendre la parole, qu’elles ont quelque chose à dire et qu’il convient de les écouter. Cela ressemble à une gageure puisque ce qui est fou, par définition, c’est ce qui échappe à l’entendement humain. Aussi devons-nous nous expliquer. La thèse que nous défendrons est que la prise de parole est un acte qui se situe en dehors de la dialectique de la raison et de la déraison. La prise de parole est une revendication d’existence qui pose le problème de l’identité et de la reconnaissance. La prise de parole est une adresse. La prise de parole est un geste de négociation avec le langage en tant que celui-ci est le véhicule du symbolique à travers le discours, dans lequel l’inconscient occupe la place qui est la sienne.
Nous montrerons comment l’appropriation du pouvoir est un geste d’émancipation. Est-ce possible de parler de geste d’émancipation en santé mentale ? Celui-ci se situe-t-il à l’intérieur d’un nouveau paradigme de la psychiatrie, ou convient-il d’y voir « autre chose » ? Il est à saisir dans un mouvement de pensée alternatif, non pas « anti » mais « alter » à une pensée psychiatrique.
Quand nous inversons les propositions et que nous disons :« Ce n’est pas l’insensé qui est incompréhensible, c’est nous qui ne comprenons pas l’insensé », nous ouvrons la voie à une démarche sociale où la souffrance psychique est vue à la lumière de la définition sociale du handicap, et mise en position de processus et non considérée comme un état de santé. Il convient de per-mettre que la parole de la personne puisse être entendue, et non de parler à sa place.
Mouvement d’émancipation s’inscrivant au sein du mouvement des personnes handicapées, l’empowerment est une revendication d’égalité de traitement : en cela, il se rapproche du mouvement féministe. Il est aussi une revendication de respect et de dignité, et en cela il se rapproche du mouvement gay et lesbien. Mais, aussi bien dans un cas comme dans l’autre, c’est la prise en considération de la place sociale qui est revendiquée, en même temps que l’acceptation de la différence. Avec l’empowerment en santé mentale, c’est la fonction symbolique qui est en question. Comment considérer la parole folle si celle-ci se situe « en-dehors » de la communication, « en dehors » de l’échange, en dehors du langage ?
C’est à ce prix que nous pourrons penser l’empowerment en santé mentale, dans le champ des connaissances ouvert par les « disability studies », au carrefour des grandes ouvertures faites par C. Lévi-Strauss et J. Lacan, non comme un problème spécifique mais comme une question qui concerne tous les humains.
Pour comprendre cela, il nous faut voir la similitude avec les expériences émotionnelles extrêmes, qui nous montreront qu’il n’y a pas d’un côté le symbolique et d’un autre côté des gens « en dehors du symbolique », mais un mouvement qui fait que, dans des conditions données, le monde (le monde extérieur, le monde des autres) fait sens ou qu’au contraire, le sens se perd. Il faut, pour qu’il puisse y avoir pérennité de sentiment d’exister, de soi, des autres, que « quelque chose advienne » dans le vécu qui fait sens, que l’événement advienne. C’est dans le geste d’appropriation du pouvoir, tant au niveau individuel dans une revendication de vie autonome, qu’au niveau collectif dans une revendication de pleine citoyenneté que les usagers en santé mentale affirment leur existence, réclament la reconnaissance de leur spécificité.
Pour faire entendre la validité de ces propos, il faut montrer quelle est la démarche qui conduit de la disqualification des personnes en souffrance psychiques à leur prise de parole. Tout d’abord, il convient de définir ce qu’est la disqualification des « fous », s’assurer de sa constance, comprendre sur quoi elle repose et quels sont les enjeux qu’elle recouvre. Dans un deuxième temps, il faut se demander si la médicalisation n’est pas la réponse à cette disqualification et, si c’est le cas, si les alternatives de XXe siècle (antipsychiatries et autres) ne seraient pas plutôt la juste réponse. Si nous faisons le constat de leur insuffisance, il faut alors considérer la parole des intéressés eux-mêmes comme la réponse réellement alternative. Mais cela doit être justifié. Aussi convient-il de préciser les concepts : la souffrance psychique, la notion d’usager en santé mentale, la situation de handicap, l’empowerment, la notion de personne. Reconnaître la personne en souffrance psychique comme citoyen à part entière, ce n’est pas nier la spécificité de sa situation. C’est comme acteur social qu’elle demande à être entendue et c’est dans ce geste-même qu’elle se réapproprie, dans l’action partagée, le sentiment d’exister. Acteur social, ça signifie une prise de position active et non une passivité dans le cadre de la « lutte pour la reconnaissance » au sens de Axel Honneth, et plus précisément de la reconnaissance juridique, car les imputations d’irresponsabilité, de raison, de sordre, d’inefficience sont au cœur de la disqualification des « fous », que nous pouvons maintenant qualifier de « personnes » en souffrance psychique. Il s’agit alors de faire valoir que l’« empowerment », cette appropriation de pouvoir est une capacité d’agir. Ces personnes ne sont pas des incapables, mais des personnes en capacité d’agir, ce qui peut nécessiter la prise en compte et des « capabilités » des personnes, telles que définies par la sociologue féministe Martha Nussbaum et des aménagements raisonnables au sens qu’en donne la Convention de Nation Unies des Droits des Personnes Handicapées. Au titre des aménagements raisonnables relevant de l’initiative publique on pourrait envisager le revenu d’existence pour tous, l’organisation des services dans une pensée de santé communautaire, l’accès au choix pour les intéressés, la remise en question de la tutelle et de la curatelle et la création de mesures d’accompagnement à la prise de décision, des mesures d’accompagnement à la vie sociale. Mais c’est surtout par le soutien par les pairs, par la « pair-émulation » que s’exprime l’empowerment : c’est par la capacité d’expertise des usagers, leur action possible dans la réalisation de guides de médicaments, dans l’accompagnement au sevrage, dans le réseau des entendeurs de voix, dans les free-clinics, dans les groupes d’entraide mutuelle, dans la défense des droits, par des témoignages et récits de vie, par des actions collectives comme la Mad Pride, par des recherches en sciences sociales menées par des usagers-chercheurs que s’expriment les disability studies en santé mentale.

Développement :
Posé comme énigme de recherche, le problème se formulait ainsi : peut-on considérer les personnes en souffrance psychique comme des personnes à part entière et non comme des personnes à part ? Comment pouvoir passer de la disqualification au respect des intéressés ? Il est possible de lire notre travail comme un cheminement en 4 parties ou comme un plaidoyer opposant la position des personnes à part entière à la position des personnes mises à part. C’est ici la première hypothèse que nous suivrons.
1. La disqualification posait un certain nombre de questions. A la discrimination qui peut être définie comme la mise à l’écart d’une catégorie spécifique d’individus, nous avons préféré utiliser le terme de disqualification qui l’inclut, certes, mais peut être définie comme la somme de la discrimination et de la dévalorisation. Nous avons choisi alors d’utiliser le terme générique de « fous » réservant à plus tard l’analyse de ce que cela pouvait recouvrir.
Nous devions nous assurer que la disqualification des fous était une constante dans l’histoire de l’humanité, et qu’il n’y eu jamais d’âge d’or de la folie. Pour cela, nous avons choisi le Moyen-âge et le XXe siècle. Au Moyen-âge, les Fous de Cour, les Fêtes des Fous et les Fous de Dieu, loin d’être des instances de glorification de la folie permettant de reconnaître les personnes en souffrance psychique, étaient au contraire des moments et des personnages où la folie était prise comme emblème de l’illicite et du licencieux pour les uns, de l’illimité pour les autres. Au XXe siècle, la tentative d’élimination des malades mentaux dans l’Allemagne nazie par le programme T4 ne fut pas un acte isolé. Elle fut articulée, à travers les théories eugénistes, non seulement avec les stérilisations forcées qui perdurent mais aussi avec les théories du psychiatre Emile Kraepelin qui sont à la base du DSM, guide statistique fort valorisé de nos jours.
Si la disqualification est une constante, n’est-elle pas alors naturelle ? Nous avons montré qu’il n’en était rien, et que la disqualification était un phénomène social à haute valeur symbolique. Nous avons cherché à comprendre le phénomène dans une analyse utilisant successivement trois références théoriques : l’existentialisme de Sartre, la théorie critique d’Horkheimer et Adorno, la psychanalyse avec Freud. Ce qui fait l’unité de cette analyse, c’est l’articulation de la disqualification avec la peur du fou. Nous sommes confrontés aux défenses contre notre propre angoisse de mort.
La disqualification repose sur le principe de la hiérarchisation des valeurs. Les enjeux de cette hiérarchisation ne sont pas minces. Elle est en œuvre dans ce qui, dans notre société, fonde la possibilité du vivre ensemble : la raison, l’ordre, l’efficience et la responsabilité.
La raison : Interpellés par Socrate, nous avons interrogé le Timée de Platon qui nous a paru son texte le plus idéologique. Avec Horkheimer et Adorno, nous avons pu voir que la raison, comme idéologie, c’est la radicalisation de la terreur mythique, c’est au nom de cette terreur, l’identification de l’animé à l’inanimé, la dilution du sujet.
L’ordre  : La loi du 30 juin 1838 a répondu à la peur du fou par une mesure d’ordre, en excluant les fous du droit commun, en créant pour eux un statut de mineurs, en instituant une relation de tutelle. Est-ce pour autant que l’on peut affirmer le prima de la Conscience sur l’Inconscient ? Si la conscience ordonne et met en ordre, l’Inconscient admet l’ambivalence, concilie les contraires et ne connaît ni doute ni certitude.
L’inefficience et, pire, l’apragmatisme sont jugés intolérables. C’est la volonté de rédemption par le travail, au XVe siècle, avec l’essor des villes, face au vice que constituerait la paresse, qui est à l’origine du Grand Renfermement. Evidemment, la désinstitutionnalisation n’a pas répondu à cette question, comme en témoignent la souffrance psychique des SDF et les personnes incarcérées.
Etre responsable , c’est être appelé à répondre, répondre de ses actes. Les fous sont très souvent déclarés irresponsables et certains le réclament, pour échapper à la sanction. Il y a trois formes d’irresponsabilité. L’irresponsabilité civique et l’irresponsabilité pénale sont toutes les deux issues de l’irresponsabilité civile. Celle-ci, fille du droit romain, la propriété, est justifiée, depuis Rousseau, par l’idée que la société repose sur un Contrat Social, et que les fous seraient incapables de contractualiser. Ceci reste à démontrer, et au demeurant, la société, c’est-à-dire le fait social repose-t-elle sur un principe contractuel ?
2. La médicalisation est-elle une réponse à la disqualification des fous ? Traiter cette question fut pour nous un point pivot de notre recherche. C’est, qu’en effet, à l’heure actuelle, on ne parle plus de fous mais de malades mentaux et la souffrance psychique est considérée comme une maladie. Or pour nous, il était évident que nous ne pouvions assimiler ces deux concepts comme équivalents sémantiques. Considérer la folie comme une maladie ne date pas d’aujourd’hui, ni même de Pinel, quoiqu’en disent les admirateurs de Foucault. Pourtant, elle est posée comme certitude. C’est un dogme. Par ailleurs, il semble stérile de chercher à démontrer que la cause de la souffrance psychique n’était pas une maladie, que la folie n’est pas une maladie mentale. Notre approche a été tout autre et a consisté à chercher à comprendre.
Comprendre, d’abord, pourquoi on avait assimilé la folie à une maladie. Pour cela, nous devions d’abord interroger la fonction sociale de la médicalisation, à travers ses origines, ses acteurs, ses buts. La révolution hippocratique correspond à ce moment où les hommes ont considéré que les malheurs du corps n’étaient ni spontanés ni dus au hasard. Ils ont alors bâti une méthode où la recherche de la cause n’était plus seulement l’engendrement chronologique. C’est là qu’il faut voir la revendication scientifique de la médecine.
Nous avons acquis la conviction que la médicalisation de la folie avait bénéficié de la fusion de deux idées différentes : d’une part, l’idée de l’interaction du corps et de l’esprit incontestable et, d’autre part, l’idée analogique de la folie, comme « maladie de l’âme », avec la maladie du corps. C’est la (con)fusion des deux idées qui assure la suprématie de la médicalisation comme discours dominant sur la folie.
La deuxième révolution est la révolution pinélienne. Pinel est discuté entre Foucault (il serait le père de l’aliénisme) et Swain (il serait pétri des idéaux de la révolution française, reconnaissant l’identité de la condition humaine, un passage permanent du normal et du pathologique). Les deux démarches sont possiblement complémentaires, unies dans le personnage du médecin, philanthrope et scientifique, tel que le définit son époque, qui est bien aise de lui déléguer ce pouvoir, qu’il accepte volontiers, parce que cela l’honore.
Puisque la société a délégué au médecin la gestion de la folie, nous avons cherché à définir les caractéristiques de la psychiatrie postmoderne regroupées dans ce que nous avons appelé le « 4ème paradigme. »
Le secteur psychiatrique, dévoyé des intentions de ses promoteurs. Le DSM prétend à une valeur scientifique du fait de sa fiabilité (accord sur les diagnostics) alors qu’on ne sait rien de sa validité (savoir ce qu’il mesure), sa base théorique kraepelinienne n’étant jamais interrogée.
Le consentement éclairé du patient est maintenant retenu comme base éthique de la pratique médicale, on peut déplorer que ce principe soit ignoré en psychiatrie. L’injonction à parler ou à l’inverse le déversement d’observations médicales relèvent de l’obscénité et de pratiques intrusives sans rapport avec le respect dû aux personnes.
Tout cela s’inscrit, dans le cadre d’une « société psychiatrisée » où les personnes humaines sont de plus en plus considérées comme des objets à manipuler et où la question du sujet est « hors sujet ». Force est donc de constater que si la médicalisation est une réponse sociale qui veut être une réponse à la souffrance, elle ne peut être une réponse alternative à la disqualification. Ce que l’on a appelé le mouvement, la volonté alternative du XXe siècle exprime-t-elle un nouveau paradigme ?
3. Les « alternatives », au XXe siècle elles sont riches et variées. Elles ont tenté un dépassement de la psychiatrie moderne.
Les antipsychiatres , qu’ils soient anglais ou italiens ont cela de commun qu’ils combattent le vocabulaire de dénigrement de la nosographie psychiatrique traditionnelle au nom d’une attitude de compréhension de la position existentielle du patient qui introduit un espace relationnel possible. Il ne s’agit plus de considérer le symptôme de la personne, mais de considérer la relation qui s’instaure. Ce qui intéresse Laing, c’est le rapport de l’être au monde. Ce qui intéresse Basaglia, c’est la réalité sociale dans laquelle il vit. Mais Laing, comme Basaglia récusent l’étiquetage psychiatrique au nom de la reconnaissance de l’être et c’est très important.
Est-ce, finalement, si différent, quand Oury dit « Le deux n’existe pas en soi. Ça ne peut exister que s’il y a trois. » (En effet, pour qu’il y en ait un, il en faut deux au préalable). Finalement, et sur ce plan-là, l’écart n’est pas si grand entre l’antipsychiatrie et la psychothérapie institutionnelle. Pourquoi faut-il que Oury et les tenants de la psychothérapie institutionnelle s’en prennent à l’antipsychiatrie ?
Pour Guattari, faisant équipe avec Gilles Deleuze, l’homme ne naît pas sujet, il le devient. Mais pour Deleuze et Guattari, dire cela n’a de sens que dans la distinction entre groupes assujettis et groupes sujets. La transversalité - en ouvrant une perspective à la communication - ouvre la voie tant à la prise de parole qu’à l’appropriation du pouvoir. Le groupe sujet, parce qu’il n’est pas « clos » par rapport à son devenir, permet au sujet d’advenir comme sujet-parlant, et d’advenir socialement. Mais, c’est là qu’il faut voir les limites de la prise de parole limitée à un champ institutionnel voué à la thérapeutique. C’est là qu’il faut voir la différence entre les « clubs », les associations de malades et une association d’usagers, une association « majeure », comme nous l’avons qualifiée.
Influencés par le Freudo-Marxisme et par le discours polémiste de Roger Gentis, des psychiatres trotskistes aident, dans l’après Mai 68, des usagers à fonder le Groupe Information Asile (GIA).
Le travail de Gentis, c’est l’écoute de la parole des fous, mais dans la Cité. La revendication de Bonnafé, c’est la citoyenneté pour les fous. Aussi, il ne faut pas s’étonner de le voir très impliqué dans le lancement du mouvement des structures intermédiaires.
Influencé par tous ces mouvements, le Foyer Léone-Richet défend la valeur structurante de l’évènement dans l’appropriation du pouvoir en institution : « C’est en élaborant l’Institution que le pensionnaire s’élabore lui-même ».
Pourtant, force est de constater que ces courants de pensée ne constituent pas un paradigme alternatif mais se situent comme alternative au sein du paradigme psychiatrique. Seul Foucault échappe à cette remarque. Foucault ne peut être considéré comme rentrant dans le paradigme psychiatrique. Il est totalement alternatif parce qu’il dit s’intéresser à la parole du fou. Son dessein est épistémologique ET politique. Mais ce qui intéresse Foucault, c’est moins ce que les personnes disent que les rapports de pouvoir. La question de la liberté ne se pose pas parce que le sujet est réduit à la fonction-sujet. Ce ne sont pas les personnes, ce n’est pas le vécu social des personnes qui intéressent M. Foucault, mais la folie définie comme « quelque chose en soi »
, la folie définie comme « l’envers de la raison. »
Nous pouvons opposer à la prise en otage de l’humain l’approche des troubles mentaux dans le cadre d’une vision holistique de l’homme qui prenne en compte la dimension symbolique dans le prolongement des travaux de Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss. Nous considérons alors les personnes en souffrance psychique comme des personnes faisant partie de la communauté humaine avec des conduites au symbolisme différent.
Nous pouvons voir dans le « paradigme du tablier », (nous dénommons ainsi le savoir faire et le savoir être spécifique du personnel d’assistance non médical : c’est un authentique savoir) une relation d’aide qui échappe à la toute-puissance du discours médical. Il s’agit là d’un savoir faire et d’un savoir être (peut-être celui de Pussin, le cadre infirmier de Pinel) qui n’est pas médical, mais qui n’est pas non plus une pratique aveugle. Il s’agit d’un authentique savoir alliant le paradigme de l’indice (au sens de Carlo Guinzbourg) et l’éthique du sujet (au sens de Jean Clavreul).
4. La prise de parole des intéressés eux-mêmes semble dès lors être considérée comme la seule véritable alternative à la disqualification de ceux-ci. Mais que sert de le proclamer si cette parole n’est pas recevable ? N’est-ce pas justement parce que cette parole n’est pas fiable, parce que l’on est jamais sûr qu’elle exprime la vérité, qu’elle s’inscrive dans la réalité que ces personnes sont considérées comme folles ? Revendiquer la prise de parole des intéressés nécessitait, alors, de défendre la valeur de cette parole du double point de vue de concept politique et d’intérêt épistémologique. L’entreprise n’était pas aisée sitôt que l’on quitte le champ, bien balisé, de la revendication au savoir scientifique, objectif. La nécessité s’imposait, pour ne pas tomber dans une opposition entre « doxas », de clarifier les concepts utilisés. Ces concepts font l’objet, à l’heure actuelle, de débats très intenses en raison de leur utilisation polysémique. Ces débats sont-ils évitables ? Nous ne le pensons pas car ils sont liés à la jeunesse de ce nouveau paradigme que chacun va tenter de se s’approprier à sa manière.
- Référer à la souffrance psychique, c’est-à-dire au ressenti des personnes, c’est bien autre chose que de référer à la maladie mentale, concept objectif. Mais justement, le caractère subjectif ne retire-t-il pas toute valeur conceptuelle à cette notion ? Non, si l’on pense qu’il est possible, après Freud, de parler de la vie affective, d’énergie libidinale. Parler de souffrance psychique, c’est reconnaître à la personne une capacité de représentation. Le concept n’est-il pas trop général ? Nous soutenons l’intérêt qu’il y a à considérer cette notion, avec une certaine identité, dans d’autres champs sociaux, en référence au paradigme de la santé revendiqué par l’OMS. Il convient de préserver une spécificité en distinguant souffrance « normale » et souffrance « anormale ». Pour autant, il ne faudrait pas assimiler santé mentale et psychiatrie.
- Le concept d’usager est issu du droit social. Mais la santé mentale n’est pas un dispositif. Le concept d’usager en santé mentale est consubstantiel de la critique de l’asile et des pratiques de désinstitutionnalisation. Peut-on faire à la notion de santé mentale le procès de collusion avec l’eugénisme et le biopouvoir ? C’est ignorer comment le mouvement qui porte ce concept, pétri de valeurs humanistes et transculturelles, a aidé à l’émergence des associations d’usagers et survivants de la psychiatrie.
- L’essor des associations d’usagers et survivants de la psychiatrie est lié au mouvement des personnes handicapées en général pour une vie autonome, dans les années soixante, en synergie avec la revendication des droits civiques des noirs américains et les mouvements féministes. Dans la lutte politique autour de la classification des handicaps se noue l’expression princeps d’un nouveau paradigme : Le modèle social du handicap s’est substitué au modèle médical. Les associations imposent que dorénavant on parle, parce que c’est ainsi qu’il faut concevoir les choses, de « personnes en situation de handicap ». Les personnes handicapées, par les disability studies, revendiquent que leur expérience participe au savoir.
- Le concept d’empowerment reflète, dans sa polysémie actuelle, les luttes politico-sociales qui sont au cœur d’un changement de paradigme. Chacun choisira alors l’interprétation du mot qui lui conviendra le mieux en fonction de ses options (radical, social-libéral, néolibéral) et cherchera à l’instrumentaliser. Il convient donc d’affirmer sans ambigüité l’acception radicale qui définit l’empowerment, le fait de reprendre du pouvoir sur sa propre vie, comme reposant sur les trois piliers : choisir, participer, comprendre. Sans compromis avec le respect des droits, l’empowerment ne peut être confondu avec le rétablissement ou tout autre dispositif médico-pédagogique. L’empowerment est un mouvement d’émancipation.
- « Choisir, participer, comprendre », n’est-ce pas comme cela que l’on définit la raison ? n’est-ce pas ce qui définit la conscience ? N’est-on pas alors dans une antinomie insurmontable avec la notion de « personne handicapée psychique » ? C’est certain si l’on s’en tient à une limitation de la personne à la conscience, à une substantisation, en quelque sorte, d’une conscience pérenne dans la personne. Ce ne l’est plus si on considère que penser n’est pas raison. La conscience d’être au monde, d’être du monde s’acquiert dans un mouvement de saisissement émotionnel, dans un moment, un « kairos » dans une temporalité vécue, quand l’évènement advient.
- Par le passage à la position d’acteur, le sujet de l’empowerment transforme la relation dissymétrique en relation de réciprocité. Par la revendication d’appartenance au genre humain, les personnes en souffrance psychique « prennent position ». Cette position, c’est la fierté d’être soi (du point de vue personnel), c’est la reconnaissance (du point du social). L’empowerment, en santé mentale, est à la fois une lutte pour la reconnaissance de la différence et une lutte pour la reconnaissance de l’appartenance au genre humain.
- La lutte pour la reconnaissance repose d’abord sur la reconnaissance de la responsabilité, y compris juridique. Ce que revendique l’empowerment, c’est tout le contraire de la suppression du droit. S’il demande qu’il n’y ait pas de droit spécifique pour les personnes en souffrance psychique, c’est pour que le même droit s’applique à tout le monde. Quand il revendique la reconnaissance de sujet de droit pour tous, il dénonce une discrimination. La mise hors-champ juridique n’est pas prononcée au nom de la situation jugée, elle est prononcée au nom de l’opinion que l’on a sur l’état d’une personne.
- La lutte pour la reconnaissance, c’est ensuite la reconnaissance de la capacité : capacité potentielle, d’abord, mais aussi capacité effective, à condition de réunir les conditions de réalisation des capacités, des capabilités. Une personne en souffrance psychique, ce n’est pas une personne incapable, c’est une personne capable qui rencontre des obstacles dans la réalisation de ses projets. Les capabilités, inhérentes aux droits fondamentaux, sont les conditions d’accession à leur réalisation.
- Deux sortes de capabilités peuvent être mises en œuvre : les aménagements raisonnables mis en place par la société et les capabilités réalisées par l’entraide des personnes concernées. Dans les premiers, il faut citer la question du revenu, l’accès aux services de soin et l’accompagnement à la vie sociale « ordinaire ». Ce qui devrait y dominer, c’est le respect du choix des personnes. Les secondes montrent toutes les capacités d’initiative des personnes elles-mêmes. Experts de leurs besoins dont ils sont non les savants mais les « sachants », ils peuvent contribuer à des guides de médicaments ou soutenir les personnes en sevrage pharmacologique ou entendeurs de voix. Les groupes d’entraide mutuelle favorisent la « pair-émulation », le développement du savoir-faire, quand la « pairadvocacy » est une entraide au niveau de la défense des droits. Les témoignages de vie jouent un rôle essentiel dans les « disability studies » en santé mentale. Dans les actions collectives, telles que la Mad-Pride ou la recherche-Action où l’usager est lui-même un chercheur, la personne s’approprie son pouvoir d’être, vit son sentiment d’exister en même temps qu’il assume sa situation en devenant acteur et non plus en subissant la situation. Il la modifie et se sent exister. Ce serait commettre un contresens fondamental que de considérer que la reconnaissance dont il est question passe par la négation de la souffrance psychique, du fait de folie, et de la spécificité du type de reconnaissance que cela entraîne.

Conclusion : C’est vrai que la folie existe comme phénomène, comme phénomène invalidant. Avant même le diagnostic médical, c’est parce qu’elle est insupportable, incompréhensible, que la personne se trouve disqualifiée par l’entourage et qualifiée de folle. Mais faut-il lui imputer, et à elle seule, le fait d’être insupportable et incompréhensible ? Ne peut-on considérer que ce qui nous est insupportable, c’est son angoisse, parce qu’elle nous renvoie à notre propre angoisse ? Ne peut-on se demander si cette incompréhension n’est pas le fait d’une cécité de notre part, d’une incapacité à recevoir l’autre ? Dans ce contexte la médicalisation, qui entend secourir l’autre, ne risque-t-elle pas de majorer l’exclusion en cherchant l’objet plutôt qu’en prenant en compte le sujet ?
L’enjeu n’est donc pas de reconnaître la personne en souffrance psychique comme folle mais de la reconnaître comme personne. L’enjeu est de récuser la substantialisation de la folie, l’enjeu est de reconnaître que la folie fait partie de la condition humaine. Ce qui est disqualifiant, ce n’est pas de reconnaître la folie mais d’enfermer la personne « folle » dans un statut. C’est de nier le processus et ne penser que la chronicité. C’est pourquoi nous soutenons qu’ « aussi vrai que la folie existe, “le-fou” n’existe pas. » Substantialiser la folie, c’est rendre la personne invisible.
La reconnaissance sociale n’est pas une donnée d’emblée. Pour que la reconnaissance soit possible, il faut un locuteur et un récepteur. Pour que la reconnaissance soit possible, il faut des reconnaissants prêts à le faire, il faut une disposition d’accueil.
Prendre à témoin la « parole de l’usager », pire encore vouloir la sacraliser pour mieux l’instrumentaliser ne veut strictement rien dire. Les organisations représentatives sont nécessaires au jeu démocratique mais elles n’ont de sens que si elles défendent une cause. La fonction de représentation ne veut rien dire si elle n’est pas portée par un combat, par une lutte pour la reconnaissance. Ce n’est pas parce que Golda Meir et Indira Gandhi étaient des femmes qu’elles ont fait des politiques féministes. Ce n’est pas parce que Barak Obama est noir qu’il est plus progressiste que Bill Clinton. Ceci ne retire rien à la valeur du mouvement féministe ou celui des noirs américains qui ont pris la parole pour faire valoir l’égalité des droits sociaux. C’est cette notion de prise de parole qui est essentielle. C’est parce qu’elle repose sur la revendication des droits d’un groupe minoritaire qu’elle est porteuse de valeurs. C’est sur cette revendication à l’accès aux droits reconnus, à priori pour tous, mais jusque là excluant certaines catégories de personnes, que se pose la question de la dignité et du respect, la question d’être fier. Il ne s’agit évidemment pas du droit d’être fou, ni de la fierté d’être fou, ce qui ne voudrait strictement rien dire, mais du droit et de la fierté d’être reconnu comme une personne à part entière, un homme ET un citoyen. C’est pourquoi l’empowerment en santé mentale est fondamentalement adossé aux principes des Droits de l’Homme.
La prise de parole est essentielle pour les personnes en souffrance psychique. Elle l’est pour tous et c’est pourquoi nous pouvons affirmer que le jour où des personnes peu habituées à parler seront entendues par des personnes peu habituées à écouter, de grandes choses pourront arriver.

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